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 F.(fiction) épisode 4

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nessim

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Date d'inscription : 21/01/2016

F.(fiction) épisode 4 Empty
11082016
MessageF.(fiction) épisode 4

J’étais dans la cuisine. Un air frais et sec traversait les carreaux. L’odeur du café montait, j’étais bien, en pleine forme, j’avais dormi profondément. Un bol plein et fumant à la main, je me suis assis sur les marches de l’entrée pour me remplir d’énergie. Le ciel était d’un bleu magnifique, aucun nuage n’y avait laissé de traces, la lumière rasante révélait des diamants sautillants à la surface du manteau blanc.
La lumière, le murmure de la neige qui fond, la chaleur des premiers rayons. Première cigarette, première bouffée qui pique les yeux. Un parfum féminin et velouté prenait l’air, la rose rouge à ma gauche exhalait. Bien dormi p’tite fleur ? Tu es unique toi, tu dois être la seule rose de tout le pays à être dehors en ce moment. Tu es très belle, comment fais-tu pour te découvrir sans cesse et ne pas mourir de froid ? Je pris délicatement les deux pétales qui reposaient sur la neige avant de rentrer, une bonne journée s’annonçait.
 
Marie-Ange arriva dans la cuisine au même moment que moi. Elle s’était fait une queue de cheval, aucun maquillage ne signalait son appartenance à quelque tribu que ce soit. Mon agent était aussi belle que la nature, avec des diamants dans les yeux, une joue fraîche et des lèvres chaudes. Curieusement, je me sentais en décalage non seulement dans les mots, mais aussi dans les gestes.
Elle n’était plus la même, j’avais l’impression de voir la vraie Marie-Ange, son masque avait complètement disparu. Je ne savais pas qu’elle en portait un. Les personnes en portent deux au moins, celui qu’ils choisissent et celui dont nous les dotons.
Je l’invitai à se servir et me mis à remplir le sac à dos.
 
- Tu pars ?
- « Nous » partons, on va déplacer le tableau tu te souviens ? Mais…tu peux rester si tu préfères.
- Toi que préfères-tu ?
- Que tu viennes.
- Tout de suite ?
- Prends le temps de déjeuner, je vais à l’atelier, on se retrouve dehors.
- D’accord
- N’oublie pas le sac à dos et couvre toi !
- Tu ne comptes pas aller au sommet ?
- On ne va pas grimper, ne t'inquiète pas, à tout de suite.
- D'accord…je me dépêche.
 
L’atelier était frais, il sentait bon la cendre froide. Mon regard se porta immédiatement sur mon chevalet. Ses pieds étaient recouverts de pétales, tous en pleine fraîcheur. Une crainte au bout des doigts, je découvris le tableau. Il était incroyablement hypnotique. Je ne connais pas de mot pour vous décrire exactement mes sentiments face à « la Vie en RoseS ». Ce tableau me prenait dans ses bras, il me parlait tout bas. Je restai un moment debout face à Rose, l’amour et la magie nous unissait. J’avais du mal à en détacher mon regard, cela me prit du temps, il le fallait.
Je rangeai le tableau dans un étui de bois ouvert des deux côtés, une boîte de transport que j’avais faite fabriquer et je plaçai l'ensemble dans une housse. Je réunis un peu de nécessaire de peinture dans une trousse et me dirigeai vers la Villa. Marie-Ange était au milieu du parc, elle avait l'allure d'une adolescente au départ d’une randonnée. J’en souris.
 
- Viens, on y va.
- Attends !  Rose va s’inquiéter…
- Non, j’ai laissé quatre mots.
- ?
- « On est en balade » un papier sous la porte.
 
Le bois…. C’est là que cette toile serait le mieux. Le seul endroit où « la Vie en RoseS » pouvait rester à l’abri des regards était ma cabane. A part moi, personne n’en connaissait l’existence. Et Grand-Mère ne s’y rendrait pas.
 
A l’ombre des premiers pins, je m’arrêtai regarder les flèches de lumière traverser les branches, la nuit avait laissé le souvenir de sa voie lactée dans le sous-bois. Le tapis neigeux s'en souvenait. La forêt était majestueuse. Marie-Ange me rejoignit sans rien dire, partageant l’instant.
J'avançais, mon agent suivait, il faisait bon. Seuls nos pas qui traversaient la neige faisaient écho aux arbres qui pleuraient sous les rayons du soleil. Au bout d’une heure, petite halte. L’air sec donnait soif.
 
- C’est loin ?
- Ça dépend…
- De quoi ?
- Je ne sais pas…
- Pardon ?
- J’y suis allé pas mal de fois…
- Et ?
- Et je n’arrive jamais à me repérer.
 
Reprenant notre marche, je croisai un rouleau de corde que je destinais à la fabrication d’un treuil, plus loin, une boîte à outils sur une grosse souche, je me souvenais l’avoir reçue à un anniversaire. Trop lourde à transporter, j’avais dû la laisser. Débarrassée de neige, elle était rouillée mais encore en état d’usage.
La marche fut longue, je revis un tas d’objets accrochés aux arbres, des assiettes, un bougeoir, des cadres dont les toiles avaient disparu. Tout au long du chemin, je sentais Rose avec nous, à nos côtés, dans cette forêt, comme si nous étions sans but précis juste en balade de famille. La cabane était telle que je l’avais laissée la dernière fois, l’échelle de bois cachée à la même place, j’eus du mal à l’extraire du sol enneigé. Je montai le premier. Tout allait bien. Avec le temps, j’avais fini par avoir raison des infiltrations, il faisait sombre mais on était au sec. En entrant Marie-Ange fut surprise.
 
- C’est grand !
- Comme tu vois…
 
La mèche de la lampe à pétrole ne fit aucune résistance. La cabane vacillait au rythme des respirations de son arbre. Marie-Ange s’arrêta au milieu. Elle suivait l’ondulation, les bras écartés comme des ailes.
- C’est solide, ne t’inquiète pas. Je me suis laissé bercé plus d’une fois par les bras de la nature, ici, plus près du ciel.
 
J’ouvris la malle en grand pour en sortir un plaid épais que je disposai sur le sol en invitant Marie-Ange à me rejoindre. Assis côte à côte, nous écoutions respirer la forêt, en conscience dans la paix qui nous entourait et Rose à côté qui souriait ; nous aurions pu être dans la cabine d’un bateau en pleine mer par temps calme la nuit.
 
- Sympa comme garçonnière !
- Oui, et comme tu as vu, facile à trouver, tu es la première à y venir.
Elle pointa la porte fermée.
 - Tu me montreras comment « on déchire les pierres et on met le feu aux nuages ? »
 
Oui… Plus tard… Là, à l’instant, une source d’énergie naissait au bas de mon dos et remontait jusqu'à ma nuque. Je tenais le visage de Marie Ange dans mes mains, à distance d’un souffle, je cherchai le sien, j’approchai sa source. Jamais je n’avais ressenti une telle envie de douceur, de murmure dans les gestes. Pause… Il faut que je te regarde… Sans bouger…Viens… Enlève tout… …Attends. Oui d’abord caresse, promets-moi de ne pas t’envoler… mon ange… La cabane nous berçait, la lumière dansait, elle venait poser ses rayons sur la fièvre de nos corps en ballet.
 
Vous vous attendez sûrement à ce que je vous dise que nous avons « fait » l’amour, mais non,  je ne sais pas ce que cela veut dire, définitivement. Ce qui se passa est en dehors des mots. J’étais dans une autre dimension. Mon Ange s’endormit, allongée sur moi de tout son long. L’un sur l’autre, je voyais des flammèches bleues parcourir nos corps furtivement avant de disparaitre. J’avais dû la rejoindre dans le fleuve de ses rêves les yeux ouverts. A mon réveil, elle était assise sur la malle, avec pour tout vêtement son pull-over grenat, elle tenait mon dictionnaire dans ses mains. 
 
- Ange.
- Oui…
- Tu es en manque de vocabulaire ?
- Je suis en panne de… Sens.
- Que voudrais-tu savoir ?
- Tu plaisantes Georges, ce que je voudrais savoir ?
 
Elle avait la voix douce et teintée d’inquiétude, j’étais allongé sur le dos, je ne bougeais pas, elle vint me rejoindre et s'installa à cheval sur mon torse, me prit la tête dans ses mains, ancra ses yeux dans les miens :
 
- Rien de ce qui s’est passé ici ne t’interpelle ?  
 
Elle accompagna sa question en inclinant légèrement la tête comme un oiseau qui tendrait l’oreille. 
 
- Tu veux parler de ce qui vient de se passer ?
- Non, enfin oui aussi… Mais surtout... ce tableau aussi vrai que Rose, cette rose rouge qui n’en finit pas de perdre ses pétales, ce jardinier qui ressemble à un marin,  cette cabane dans cette forêt à la vaisselle suspendue,  toi qui…
Je la tenais par les hanches, elle était vraiment très fine. Je ne pouvais m’empêcher de sourire.
- Moi, qui, quoi ?
- Toi, pour qui tout semble naturel !
- J’ai pas dit ça !
- Oui… évidemment tu n’en dis rien…
- Qu’il y a -t-il à dire ? Si, il y a une chose…  Je peux te dire que Rose ne prend plus ses médicaments et ne ressent plus de douleur, qu’elle a envie de fêter son anniversaire, qu’elle est bien mieux à la Villa qu’à l’hôpital.  Je peux dire aussi que j’ai eu peur que la fin de sa vie soit une injustice et, finalement, celle-ci s’annonce comme une récompense. Alors, tu vois, pourquoi devrais-je m’inquiéter ? Parce que j’ai fait un tableau qui est le rêve le plus fou de tous les peintres ?
 
Marie-Ange m’écoutait les yeux grands ouverts, la tête en avant, elle était plus belle que jamais à cet instant. Les femmes ont le secret de retenir la magie de l'amour sur leur visage longtemps après les caresses.
 
- Je ne sais pas comment j’ai fait ce tableau, F. y est pour quelque chose, je n’arrive pas à comprendre, alors comment pourrais-je l’expliquer ?… Tu sais bien que je ne suis pas un homme de mots. Le dictionnaire que tu tenais en main, j’ai essayé d’en apprendre tout le contenu…
 
J'avais répondu tout bas, presque en confidence. L'émotion que mon ange me renvoyait déréglait mes automatismes. Avec ce que nous vivions, j'étais déjà un autre ; là j'étais un autre ailleurs, en hauteur, plus haut que la cabane sur mon arbre, j'aurais pu mettre le feu aux nuages.
Elle me rejoignit sous le plaid, posa la tête sur mon torse, je lui caressai les cheveux.  
- Et pour nous ?
- Pour nous ?
- Oui Georges, pour nous ?
 
Pour nous…! Ce « nous » avec rien autour était tout neuf pour moi, il me tombait dessus ! Un mot à remplir à deux. C’est là que l’évidence se fit et que se produisit l'explosion déchirant le masque des apparences mettant à nu cette vérité qui ne pouvait plus se contenir. Ce « nous » était une évidence.
- Pour nous…
 
TOC TOC… toc !!!
 
Sursauts…. Ce ne pouvait être personne !
 
- Georges…
- Oui 
- C’est F. Georges.
Je me rhabillai rapidement.
- F. ! Attends…
 
Marie-Ange se revêtit, mais cela ne suffisait pas à gommer l’instant, son visage reflétait l’amour. J’ajustai ma tenue, ouvris la porte.
 
- Entre F., je te présente Marie-Ange.
- Bonjour, Madame.
- Marie-Ange, s’il vous plait, juste Marie-Ange.
 Elle alla vers lui la main tendue.
 - Je suis désolé Marie-Ange, j’ai les mains sales.
 Soudain, je compris qu’il devait se passer quelque chose à la Villa.
- Il y a un problème ?
-  Rose, elle ne se sent pas très bien.
- On y va !
- Attends, il faut rapporter quelque chose…
- Quoi ?
 
F. prit la housse qui contenait le tableau et la posa à plat sur le sol. Mes yeux allaient de F. à la boîte de transport. Je me dis que je n’aurais pas dû l’emporter !
 
 - On ramène le tableau ?
 
F. s’agenouilla en hochant la tête de droite à gauche. Il secoua la boîte de transport au-dessus de la housse pour en faire couler une quantité impressionnante de pétales rouges. Il en fit un tas et demanda à Ange de lui passer le sac à dos pour y déposer tous les pétales avec précaution.
 
 - Elle a juste besoin de ça. Ne t’inquiète pas, ça va aller.
 Il se leva, laissant le tableau au sol dans son étui.
 - J’y vais.
Je le regardai sortir sans rien dire, ses derniers mots avaient fait un arrêt sur image… « ça va aller ».
- Ange, tu m’aides ?
- On fait quoi ?
- On vide la malle.
Des paquets cadeaux se mirent à joncher le plancher comme au pied d’un sapin le soir de Noël.
  - Ce sont des cadeaux d’anniversaire pour Rose, quand elle n’a plus voulu le fêter, j’ai continué à les lui offrir sans lui dire, tous les ans.
 
Dans la malle vidée de son contenu, je plaçai « la Vie en RoseS » sans la sortir de sa boîte, de façon à ce que les pétales puissent se laisser glisser à l’abri, dans le fond. En bas de l’arbre, je pris Ange dans mes bras, la serrai fort, elle se lova au creux de ma tendresse. Je remontai un instant tout seul pour mettre à l’abri ma trousse de petit matériel qui était restée dehors, il y avait deux pétales dans la malle. J’hésitai avant de ressortir, je quittais Rose pour rejoindre Grand-Mère. C’était surréaliste.
 
Le retour, en suivant les traces, fut plus rapide Ange ne disait rien, elle ne me lâchait pas la main. Alors que nous sortions enfin du bois, F. venait de la villa et se dirigeait vers la maison des Friches. Il tenait un grand sac marin dans une main et, dans l’autre, une bouée de sauvetage. On l’aurait cru à quai, quittant un navire. En nous apercevant, il nous cria de loin levant sa bouée au ciel. « Tout va bien ! » Je lui répondis d’un grand signe. Ange le suivait des yeux elle semblait avoir les pieds soudés au sol.
 
- Que se passe-t-il ?
- Georges…
 
Elle avait du mal à parler !  Les gens qui s’aiment finissent par se ressembler, c’est connu.  Il a suffi que nos lèvres se touchent pour que je lui vole ses mots.
 
 - Qu’y a-t-il ?
 Elle me répondit très doucement.
 - Rien Georges, ce n’est rien…son regard était toujours accroché au pavillon des Friches.
 
Marie-Ange avait ancré ses pensées dans un coin du ciel qui n’appartenait qu’à elle. Je lui tenais la main. En la tirant lentement vers moi, je ressentis à nouveau ce courant le long de ma colonne vertébrale. Elle était la seule femme pour laquelle je ressentais l’énergie de l’amour. Aucune autre n’avait fait naître en moi cette électricité qui me traversait. L’amour, voilà un mot qui commençait à avoir un sens. Il me fallut le retrouver au fond de ma corbeille.
Nous avons rejoint Rose à la Villa.
Rose était dans sa chambre, rideaux tirés, une douce lumière venue de l’extérieur se glissait là où elle pouvait pour trouver à se poser, légère, éclairant des pétales au hasard, sur le lit qui en était recouvert. Une belle au bois dormant, vêtue de blanc et de dentelles, sur un lit de pétales que le soleil arrosait doucement.
Grand-Mère semblait dormir, je n’osais la toucher, j’étais froid. Ange lui posa délicatement une main sur la joue, c’est exactement ce que j’aurais aimé faire. Rose eut un petit sourire, elle appuya ce contact en relevant légèrement les épaules.
 
- Alors cette balade, les enfants ?
- Votre forêt est magnifique Rose.
- Oui, et Georges est un bon guide… avec tout le temps qu’il y a passé…
- Je m’y perds encore Rose, tu sais.
- Georges, tu sais que se perdre, souvent c’est se trouver.
- Oui…C’est ce que nous venons de faire !
Cette réponse eut l’avantage de faire sourire Grand-Mère.
 - Allez boire du chaud les enfants, je me repose encore un moment, je me sens mieux.
 - Je vous monte un thé ?
 - Non merci, Marie-Ange, rien.
- On vous laisse alors. A tout à l'heure.
 
Au salon assis seul sur le fauteuil, j’avais le sentiment d’avoir passé une grande frontière dans mon voyage. Ce qui se déclarait entre mon agent et moi était chargé d’une émotion tellement présente que je me sentais … emporté ! Le temps avait changé, l’espace aussi, la villa n’avait plus le même intérieur.  Ange regardait en direction de la maison des Friches, appuyée à la fenêtre, une jambe fléchie, la pointe du pied reposant sur le sol. Elle était vraiment très belle, gracieuse, en harmonie avec la douceur de vivre. Elle buvait son thé doucement, dans un grand mazagran, projetant à chaque gorgée de la buée sur le carreau.
 
- Georges…
- Oui…
- Cela t’ennuie si je regarde les photos ?
- Pas du tout, je t'en prie.
 
Elle sortit les boîtes en bois, les ouvrit, observa chaque tirage l’un après l’autre. Rapidement, elle les rangea tous et vint s’asseoir à côté de moi en me posant une photo sur les genoux, celle prise par le matelot, toute la famille devant le bateau. J’étais dans les bras de ma mère, tout le monde était là pour la dernière prise. Je ne comprenais pas ce que Ange voulait me dire avec ce tirage... Je n’aime pas les photos... Elles me font quitter le présent...
Un poème que j'avais lu me revint encore, traduisant l'instant : "Le film commence, je n’ai pas le temps de tout voir, les images me reviennent comme si jamais parties, elles me touchent en dedans, me parlent dans le noir, me reprochent doucement d’en avoir fait l’oubli. … " Ange me secoua doucement par l’épaule, elle pointa son doigt en le dirigeant lentement vers un coin de l’image. Je le suivis jusqu’à un bateau de secours, en arrière, accroché plus haut. L’index s’arrêta juste sous la bouée. On pouvait y lire… « La Providence ».
Je ne comprenais rien : « La Providence » ? Je ne pouvais pas mettre ce mot à la poubelle, je me doutais sentais qu’il fallait le garder. Mais, j’avais beau le tourner dans tous les sens, je ne lui en trouvais aucun.
- Georges, « La Providence », le nom du bateau, sur la bouée.
- Oui… Et ?
Stop ! La réponse fut cette image qui me revint tout à coup : la bouée que F. tendait vers le ciel tout à l’heure !
- Il t’a dit pourquoi il avait accepté de venir travailler à la Villa ?
- Non, Rose en a parlé avec lui. Il lui a confié que « c’était son chemin ».
- Cette Villa est à plus de cinquante kilomètres de l’hôpital. Quel est ce chemin ?
- Je ne sais pas, je te l’ai dit tout à l'heure, je ne comprends pas ce qui se passe, je suis comme dans une spirale… je n’essaie pas de comprendre, je ne pense pas que ce soit important d’expliquer, de donner des causes, les mots ne m’ont jamais aidé à cela.
 
Cette bouée fit remonter à la surface un flot d’émotions que je connaissais. Je me contenais pour tenter d’assimiler plus vite cette nouvelle.
 
- Tu es un artiste, tu passes ta vie à t'exprimer, les mots ne forment qu’un langage.
- Trop petit, trop restreint. Ce que j'avais à dire, je l’ai peint avec « la Vie en RoseS ». Il y a trop de force dans les sentiments pour que les mots portent à un sens. L’émotion est la première des raisons et l’on voudrait avoir des raisons supérieures faites de grammaire et de ponctuation.
- J’ai besoin de mots Georges, ce qui se passe ici est hors de toute… « explication rationnelle»
- C’est quoi ça ?
-  Essaye de traduire.
- Logique ?
- Si tu veux.
- Alors ?
- Comment alors ? Georges, s’il te plait, aide moi.
Elle mit son doigt sur mes lèvres, en suivit les contours en me fixant dans les yeux.
- Ange, j'ai dit tout ce que je savais, je suis évidemment de ton avis, ce qui se passe ici est incroyable mais je ne crois pas que la « raison » de ce qui nous arrive soit dans un quelconque dictionnaire.
 
Bien sûr, rien de ce que je venais de dire n’avait servi à éclaircir quoi que ce soit. Rose était sur son lit, couverte de pétales de rose rouge qui lui faisaient oublier toute douleur, F. à la maison des Friches, en train d’accrocher une bouée qui venait d’un trou dans l'eau où toute ma famille avait sombré il y a près de quarante ans. Il y avait, dans les bois, un tableau « vivant » qui perdait ses pétales, au bas de l’escalier une rose qui en faisait autant sans défraichir et, à côté de moi, sur le canapé du salon, un ange qui m’envoyait une décharge électrique dans le dos. Cette Villa était en train de devenir un « ailleurs ». Il aurait fallu que Rose soit en pleine santé pour que j’en ferme la porte à double tour, et que j’en interdise l’entrée à tous. Il n’y a rien à comprendre.
 
- Georges, je vais parler à F. !
- C'est une bonne idée.
Je sentis son souffle chaud sur mon cou, elle y posa ses lèvres. Je fermai les yeux.
- Que vas-tu faire avec « la Vie en RoseS » ?
Les mots à bout de lèvres se posaient tendrement en collier.
- Je vais …le laisser dans ma cabane…on ira… chercher… les pétales.
- Il ne faut pas qu’il y ait urgence.
Si ses confidences continuaient à fleur de peau, l’urgence allait être d’une autre nature.
- On est arrivé plutôt rapidement ce matin.
- On a mis deux heures pour y aller, un peu plus d’une demi heure pour en revenir !
- N’empêche.
Elle me regardait amusée.
-  Tu ne trouves pas que c’est dommage de cacher ce tableau au fond des bois.
-  Pour l’instant, je préfère que personne n'en ait connaissance.
- Tu sais que dans certaines religions, la représentation de la vie est interdite.
- La représentation de la vie ?
Mais cela veut dire quoi cette phrase ? Qui peut représenter la vie ?  Je faillis tout mettre à la corbeille, mais… je revis « la Vie en RoseS ».
- Explique...
- Dans les traditions sémites on ne représente pas le vivant, ils pratiquent l'art de la calligraphie. Avec l'image il y aurait danger à la confondre avec ce qu’elle représente. C’est exactement le résultat que tu as obtenu. Tu te rends compte de l’impact de tableaux d’une telle force ?
-  Pour tout te dire, je n’y ai même pas réfléchi.
 
Elle s’allongea, la tête posant sur mes genoux, fixant le plafond qui retenait ses songes. Marie-Ange se tenait à la périphérie de ma vie depuis une quinzaine d’années, elle avait mis deux jours pour s’installer en son centre. Je ne me sentais plus seul. Oui, Rose avait toujours été là, oui, l’amour et l’affection que je lui portais n’avaient pas de mot, oui elle avait rempli l’espace vide laissé par le départ en mer de toute la famille, oui, j’avais eu de nombreuses aventures. Non, jamais je n’avais ressenti ce que je ressentais pour Ange. Avec elle, je me sentais moi, entier, sans avoir à traduire l’envie d’être un nous. Non, je n’étais plus le même homme, oui, je me percevais en pleine mutation, sans mesurer l’incidence que cela pouvait avoir sur mon art et ma vie et en plus…
- J’ai perdu mon agent !
Je ne savais pas pourquoi j’avais dit ça.
- Pourquoi penses-tu ça ?
- C’est ce que je me disais.
- Tu as perdu ton agent ?
- Non, je me demandais « pourquoi » j’ai dit ça !
-  Alors pourquoi ?
Elle se leva, me faisant face les bras croisés.
- … Parce que tu n’es plus mon agent, tu es…
Je n’avais, bien évidemment, pas de mots. Je la regardai dans les yeux, il y avait un sous titre.
- … Mon amour…
L’oiseau prit son envol et vint se poser dans mes bras. Le canapé accusa bruyamment l’atterrissage.
 - Vous avez décidé de casser les meubles, les enfants ?
 Rose se tenait sur le pas de la porte en souriant. Elle portait une robe blanche à volants de dentelle superposés.
- Marie-Ange, que penseriez-vous de m’accompagner faire un peu de marche dans le parc ? Un peu d’air frais, cela fait du bien.
- C’est une très bonne idée !
 
 Je vis les deux femmes de ma vie marcher lentement, bras dessus bras dessous. A son arrivée, Ange avait offert à Rose une écharpe de soie rouge qui flottait au vent dans son sillage. Leurs pas les portaient en direction du pavillon des Friches. Je retournai au salon, rangeai dans mon bureau la photo du dernier des départs. Comment F. avait-il fait pour mettre la main sur cette bouée ? Rien d'étonnant pour un marin ! C’était la bonne réponse. Les mots de la raison servent aussi à s’éloigner de la raison.
Notre dernière discussion avec Ange me fit davantage prendre conscience des questions que soulevaient mes peintures. « Attention Georges, tes tableaux sont beaucoup plus que des images  ». Je ne savais pas d’où venait cette phrase dans ma tête. J’étais en train de perdre mes repères les uns après les autres. Trop de choses étaient en mouvement dans ma vie, tout bougeait, se transformait, changeait de place. Il fallait que je me pose. Morphée dut m'entendre, le sommeil me saisit sur le canapé sans que je m'en aperçoive. A mon réveil, une silhouette frêle blanche et rouge traversait le parc et se dirigeait doucement vers la Villa. Rose s’en revenait seule. Je la suivis des yeux jusqu'à l’escalier au bas duquel elle fit une halte. Je l’attendais derrière la porte. La nuit tombait.
 
- Je nous fais un feu ?
- Bonne idée, Georges.
Rose s’assit à la grande table de la cuisine, je préparai le foyer sans dire un mot.
- F. est content. Il sera bien au pavillon des Friches.
- À quelle heure est-il arrivé ?
- Je ne sais pas, je m’étais assoupie, vous m’avez réveillée à votre retour.
 Tout en parlant, Grand-Mère me regardait gaver la cheminée, elle me demanda de m’asseoir près d’elle.
- Écoute mon grand, je voulais te dire une chose importante… Vois-tu, lorsque j’ai demandé à F. de travailler ici, je ne mesurais pas l’incidence de sa présence. Ce que j’ai vécu à l’hôpital n’était pas un rêve, le présent me le confirme, le temps qui passe n’a plus la même densité depuis. F. est un homme hors du commun, un personnage de roman … Georges... J’ai longtemps craint pour toi le moment où je descendrais du wagon. J’ai le sentiment de pouvoir le faire sereinement à présent... Je suis très heureuse de tout ce qui bouge dans cette Villa.
- Rose, prends ton temps, il nous reste des paysages…
- Georges… Mon Georges… C’est fait… je suis sortie du compartiment, dans le couloir, je me dirige déjà vers la porte pour rejoindre le quai.
- Rose…
Je pris ses deux mains que j’enfermais dans les miennes pour la retenir dans mon présent.
- Reprends tes médicaments.
- Cela ne sert plus à rien mon grand, j’ai pris quelques centimètres de plus, la transformation s’accélère.  Il faut que je te confie quelque chose mon garçon…
- ..Oui Rose…
- Ne te choque pas… tu vas avoir du mal à le croire… Ecoute…voilà...je sens de plus en plus la présence de ceux qui nous ont quittés.
- Comment ça ?
- Je les sens Georges, comme si… Comment te dire… Comme s’ils étaient assis ici avec nous autour de la table…
Là, je n’avais plus beaucoup de place dans mon espace intérieur.
- Tu les vois ?
- Non Georges, non… Je les… « sens »
- En permanence ?
- Pas toujours, c’est comme s’ils allaient et venaient en moi et autour de moi.
- Depuis quand, Rose ?
- Depuis ce jour où je suis venu te voir peindre dans la nuit, c’était la première fois. J’ai failli t’en parler, lorsque tu es ressorti de ton atelier après trois jours de peinture. Tu avais l’air trop épuisé, j’ai préféré me taire. La première fois, c’est arrivé comme une brise légère qui te surprend et t’enveloppe. J’étais assise au salon près de la cheminée, j'ai senti leur présence à mes côtés. Je n’ai pas cherché à comprendre l’impossible, j’étais en certitude, ils étaient là… Ce sentiment m’a rempli, je retournais au temps où nous étions tous réunis. C’était fort Georges, j’y ai vu un signe, j’ai cru que c’était ma dernière heure. J’ai eu envie de te voir et qu’ils te voient, je les ai guidés à ton atelier, nous sommes restés longtemps à te regarder peindre, je sentais leur émotion, fortement, j'ai cru qu'ils allaient m'emporter. Au bout d'un long moment je me suis sentie seule et m'en suis retournée.
Moi… Georges… Trente-huit ans… J’étais en train de laisser couler mes larmes comme un enfant, en regardant Grand-Mère, en imaginant sa joie à conduire un groupe invisible derrière les carreaux de mon atelier. Je ne fis que balancer la tête doucement de droite à gauche en pleurant. Je m’approchai de Rose, elle posa ma tête sur son épaule. Elle me parlait tout bas. Elle sentait bon. Je réussis à murmurer dans la dentelle blanche :
- Et là, Rose, ils sont là ?
- Oui, mon petit Georges, ils sont là, je ressens tout l’amour qu’ils ont pour nous.
 
 Ma famille absente depuis si longtemps reprenait place dans ma vie. Je sentais tous les murs qui me cernaient disparaître. Ce sentiment d’être aimé par ceux que l’on aime nous ouvre tous les possibles, l’amour nous apporte toute la liberté d’être, nous permet tous les devenir. La présence de ma famille, avec Grand-Mère, me plongeait tout d’un coup dans l’enfance, je me réduisais, j’avais envie de grands bras chauds autour de moi, de câlins, de bisous et mots doux que seuls papa ou maman savent faire comme ça. « Je t’aime très beaucoup ». Je repartais de plus belle, je ne me souvenais même pas de la dernière fois où j’avais pleuré, j’étais en train de récupérer tout mon retard et d’en prendre de l’avance. Je les imaginais derrière moi, autour de nous, je les revoyais comme dans mon rêve, je sentais leurs mains sur mes mains, sur mon dos. Je n’osais ouvrir les yeux. Grand-Mère me balançait doucement, me berçait comme elle l’avait toujours fait. Nous sommes restés là longtemps, nous nous sommes réveillés lentement par petites tapes dans le dos en écho.
 
- Mon grand il fallait que je t’en parle, maintenant on se reprend, Marie-Ange et F. ne vont pas tarder, nous allons les mettre mal à l’aise toute la soirée.
Grand-Mère et moi nous sommes séparés très doucement. Debout, je tenais encore sa main. Le bleu de ses yeux venait de traverser l’orage. Quelqu’un montait les marches et tapait des pieds dans l’entrée.
En nous voyant, Ange nous porta un regard tendre. Elle me frôla la main avec discrétion, en passant derrière Rose, elle posa les mains sur ses épaules et lui fit une bise complice. Grand-Mère lui retint le visage un court instant.
F. ne bougeait pas de la porte.
- Entre F., je t’en prie…
L’air de cette cuisine était devenu sensiblement humide.
- Si on fêtait ça ?
Je ne trouvai que ça à dire, il fallait que je m’évade, que je sorte de cette cuisine pour laisser le temps aux traces de ces derniers instants de s’apaiser. 
- Et si on fêtait quoi ? demanda Ange.
- Nous ! Si on fêtait nous !
Rose se leva de table,
- C’est une excellente raison d’ouvrir une bonne bouteille.
- J’y vais.
Je me dirigeai déjà vers la porte de la cave, je devais pouvoir y rester un peu, reprendre mes esprits (comment sait-on que l’homme est doté de plusieurs esprits ?). J’aurais toujours l’excuse du choix de la bouteille. Ça pouvait prendre du temps. Ni Rose ni moi n’étions grands buveurs, nous accumulions vins et alcools en posant les cartons les uns sur les autres. Je m’assis sur le premier venu. Il faisait sombre, je n’étais plus imperméable.
Rose… Elle sentait qu’elle allait partir, elle m’avait raconté une légende qui m'avait marqué. Elle disait que ceux qui vont mourir le savent vingt et un jours à l’avance. Non… ce n'était qu'une légende, pas un calendrier, je n’arrivais pas à me faire à l’idée qu’un délai puisse s’annoncer. Pourquoi cette idée me revenait ? Je me rassurais comme je pouvais. Rose voulait fêter son anniversaire. Elle est née un trente et un décembre à minuit, nous étions le 7. Tout d’un coup, j’eus une vision du monde étrangement vide sans Rose. On est vite seul quand on est deux. Plus de couleur, plus de matière, plus de relief. Un océan sans vague qui aurait capturé le ciel et ses étoiles, et moi en son milieu. Comme dans cette cave, dans le noir, en absence. Je finis par jeter l’encre, plus de mot.
Évidemment, dès que l’on pense à la mer, on attire les marins !
 - Georges ?
Je devais être en train de couler, une voix venait de plus haut.
- Je cherche la bonne bouteille…
- Je peux descendre ?
- Bien sûr.
Je le distinguai exactement comme un marin descendant à la soute, pour y retrouver un matelot. Il s’assit face à moi, les bras sur les genoux, regardant ses chaussures.
- Georges… Tu voulais savoir ?
- Oui … C’est vrai, je voulais savoir, mais… Je n’en suis plus sûr, tu sais... Tout à l’heure, Rose m’a dit qu’elle a commencé à nous quitter.
 - Elle est toujours là.
 - Elle commence à partir, F., ça n’a pas de sens : « commencer à partir ». Je n’arrive pas à comprendre. J’ai l’annonce de son absence prochaine, mais je ne peux l’imaginer. Je me retrouve devant un mur qui m’empêche de voir plus loin.
Silence…
- Georges, lorsque tu te perdais dans la forêt, alors que tu pressais le pas dans ton retour, tu te sentais seul ?
Je regardais F. qui relevait très légèrement la tête, il y avait ces petites lumières dans ses yeux. Comment faisait-il pour lire dans mon passé et en tourner les pages à son gré ? C’est vrai, plusieurs fois, la crainte de ne pouvoir sortir du bois, m’avait fait prendre les jambes à mon cou. Je m’en étais toujours sorti, je voulais rejoindre Rose.
- Rose sera toujours près d’une lisière pour te guider Georges.
Qui es-tu F. ? Comment sais-tu tout ca ? Que fais-tu dans ma vie ? Il suffirait peut-être que tu partes, que tout le monde s’en aille pour que je retourne au temps d’avant.
- Il n’y a pas de temps « d’avant » Georges. Il n’y a qu’un seul temps. Le présent se partage et s’étire entre le passé et le futur. Hier, aujourd’hui et demain sont toujours présents à qui sait unir le tout en un.  Ce n’est pas nous qui traversons le temps, c’est le temps qui nous traverse, et il nous laisse ses traces. Ton art a gommé le passé du futur, maintenant tu es de ceux qui savent retenir dans le temps qui passe, les couleurs d’un présent permanent.
- Je n’ai rien demandé F., je ne sais même pas quoi faire de ce don, si ce n’est qu’il me restera la Vie en RoseS.
- Oui, Georges, il te reste aussi à trouver pour qui, toi, tu seras toujours là.
Et toi F. ? Tu es là pour qui ? D’où viens-tu ? Qu’as-tu à voir avec « La Providence » ? Je cherchais ses yeux, la pénombre se faisait moins dense, F. avait changé depuis la première fois où je l’avais vu. Plus grand dans ses dimensions intérieures.
- Moi, je  suis un jardinier qui suit son chemin. Je ne fais que passer. Approche-toi Georges...
En disant cela, F. ouvrit ses mains et tourna ses paumes vers le ciel en invitation à poser les miennes dessus. Je ne pus aller jusqu'à les toucher. À quelques millimètres du contact, mes mains furent parcourues par des petites flammèches bleues que je connaissais. Elles couraient le long de ma peau et disparaissaient sous les manches de mon pull-over.
- Tu veux savoir Georges ? Pose tes mains et tu en sauras beaucoup plus que moi.
Je restai sans bouger à regarder ces lueurs de lune danser sur mon épiderme. Un long moment passa, je fermais les poings, je sentais qu'ils contenaient une énergie en mouvement.
- Pas maintenant F., pas maintenant…
Le noir nous enveloppa ensemble dans ses draps. Pas même le bruit d'une respiration ne fendait le silence.
-  Georges… Alors… « Si on fêtait ca ? »
F. avait imité le ton de ma voix, il souriait.
- Oui, allons-y remontons…
 
 Je me saisis de deux bouteilles au passage et grimpai l’escalier, il me fallut quelques secondes pour faire la mise au point, la lumière de la cuisine me fit l’effet d’un projecteur. La table était mise, Rose et Marie-Ange en confidence, nous attendaient. J’aurais pu rester plus longtemps à couler au fond de ma cave avec ce marin. Grand-Mère avait le rouge aux joues, les nuages avaient disparu. Elle me regarda en souriant me diriger vers la table une bouteille dans chaque main. Ange était magnifique, elle s'était changée. Chemisier noir brodé de beige sur jupe de lourd velours noir, une petite lanière de cuir sombre en ceinture, deux petites tresses qui partaient du haut des tempes se réunissant à l’arrière pour retenir ses cheveux jais. La table était de fête, on s’y installa sans un mot, F. et moi. Rose la première leva sa coupe, en regardant les petites bulles remonter à la surface. 
 
- À nous, à ceux que nous aimons, d’ici et d’ailleurs et qui ont jeté l’ancre dans nos cœurs…
Ange surenchérit.
- À ceux qui nous font le bonheur de nous aimer…
Je regardai tour à tour Ange, Rose et F..
- À vous…
Au tour de F., il ne dit rien. Rose dit pour tous :
- Buvons.
 
On dîna au champagne et à la bougie. Rose goûtait les plaisirs de l’instant. Ange était la femme de la situation, elle relançait une discussion interrompue par une pensée silencieuse, demandait des informations complémentaires, offrait une comparaison pour relancer les échanges. Elle fit parler Grand-Mère à mon propos.
… Georges à qui l’on avait demandé à cinq ans de réaliser une série de dessins pour décorer la salle de classe et qui avait pris ça pour un devoir imposé… L’affreux « jojo » comme l’appelait le médecin qui lui avait recousu la main entaillée par un couteau lors d’un bricolage hasardeux (cabane)… Georges à la Une du journal local, « un artiste à l’honneur » Georges… Georges… Rose… comme tu vas me manquer. Que restera-t-il de tout ça quand je serai seul à fouiller les cendres du passé ? Je n’ai pas l’habitude de boire, j’avais « le vin triste ». F. parlait de la montagne qu’il trouvait splendide, il dit que le cœur du monde est dans ses hauteurs, qu’on peut l’entendre battre dans le vent qui traverse la vallée. Personne ne lui posa de question. Rose devait tout savoir, Ange était en découverte, moi je ne voulais rien entendre. Que ferais-je de tous ces mots ? Il me faudrait un temps infini pour les sortir de ma tête s’ils y entraient. En ce moment, ma tête était … encombrée.
Les vapeurs de l’alcool mirent le feu sur le manque à venir. Ça prend de la place l’absence de ceux qu’on aime, beaucoup plus que la présence de ceux qu’on n’aime pas. J’ai toujours été assez solitaire, dès qu’un proche s’en va, je m’éloigne de tout. Du vin aux événements, les «raisons » de ce qui pourrait paraître  «invraisemblable », allaient droit à la ... poubelle. Je décidai que F. était une lumière bleue échappée du fin fond de l’espace, un éclair de je ne sais quoi. Voilà, c’était bien ça!. Je bus trop. Je commençais sérieusement à avoir du mal à garder les yeux ouverts, la lumière était douce, elle dansait partout, j’entendais des bruits.
- Georges a besoin d’un café
Ça, c’était la voix de Rose.
- Je vais vous laisser.
Là c'était F.
- Oui, oui Pfffffff… J’suis au salon, si j’trouve le chemin.
Ça c'était moi!
Un petit oiseau posa ses pattes sur moi, il était doux, pas sauvage du tout, je fis attention, je me laissai guider là où je voulais aller. Le canapé.
- Bois pendant que c’est chaud, ça te fera du bien.
Avez-vous remarqué que les oiseaux pouvaient atterrir en silence ? Je n’avais pas vu arriver mon Ange. J’avais la tasse de café en main, je buvais doucement, les yeux je ne sais plus où…nulle part sûrement !
- Georges, il y a quelque chose d’étrange chez F.…
- Tu trouves ?…
Je faillis renverser ma tasse, je riais.  Ange m'accorda des circonstances atténuantes.  Je ne ris pas longtemps, le présent était dans le café, fort, il remontait.
- Rose ?
- Elle est partie se coucher, elle a dit avoir passé une soirée merveilleuse.
- Tant mieux. Il y a encore du café ?
 
A la troisième ou quatrième tasse, le présent fut complètement présent. Je me souvenais… Et Ange à côté de moi qui trouvait les choses « étranges ».
 
- Ça va mieux ?
- Oui, merci, ça te dirait d'aller marcher un peu, j’ai besoin d’air frais ?
- Viens, allons-y. 
La neige, à cette heure tardive, gelée, reflétait la nuit étoilée autant qu’elle pouvait l’être et nous dans le parc, côte à côte, en silence, moi les mains dans les poches, Ange à mon bras.
- Je n’avais pas remarqué que tu étais si petite.
- Est-ce que tu m’avais remarquée avant?
- Tu étais mon agent…
- Et alors ?
- Alors, maintenant… je peux te demander quelque chose?
- Demande...
- Comment dire…
- Tu n’as pas encore les idées claires 
- Si, enfin, pas tout à fait…
 
Nous approchions de la lisière du bois, nous pouvions apercevoir la maison des Friches, plus haut. Nous nous sommes arrêtés juste à l’endroit d’où nous étions sortis de la forêt cet après-midi. Je pris mon ange dans mes bras, elle ouvrit mon blouson pour se coller contre moi. Je crois qu’elle sentit l’électricité dans mon dos. Ses cheveux étaient d’une douceur incomparable, ils dansaient dans l’air, glissaient entre mes doigts. La lune était blanche, la neige était bleue, sur mes mains des petites flammèches disparaissaient dans la chevelure noire.  
- Tu as un homme dans ta vie, Ange ?
Voilà que ma tête prenait son indépendance ! C’était sorti tout seul, pas un de ces mots n’avait traversé la barrière du vouloir dire. Je n’avais rien pu faire pour les arrêter, je les entendis une fois prononcés.
- C’est ce que tu voulais me demander ?
- A peu près.
- Si j'ai un homme dans ma vie ?
- Oui !
- Pourquoi ne l’as-tu pas demandé avant ?
- Je ne sais pas, mon vocabulaire s’est enrichi.
- Mauvaise réponse !
- Mon vocabulaire ne s’est pas enrichi ?
- Pas vraiment. Tu fais bien de peindre. Alors ?
- Alors, …
- Georges, j’ai aussi envie de tes mots.
- Je …
- … En amour on a besoin de mots.
- Ecoute-moi…
Je serrai ce petit bout de femme contre moi, je dirigeai la vague d’électricité qui me parcourait le dos pour la renvoyer à chaque contact, lentement, avec force. A chacune de mes expirations, l'énergie passait de mon corps à celui de Marie-Ange. Ce n’était pas de la magie, non, juste des échos de sentiment, pas le mot, le ressenti. J’entendais mon ange frémir, recevoir ce que je lui donnais.
- Ange, dis moi, tu as un homme dans ta vie ?
- Oui…toi.
Elle colla sa tête à ma poitrine. Je sentais ses bras fragiles me serrer  fort.
Ange, combien je suis content que tu fasses irruption dans mon présent. Combien j’aurais aimé que tu le fasses avant. Nous sommes en résonance tous les deux, sûrement que quand on aime, on aime aussi chez l’autre cet écho de soi-même. Mais… pas de mots qui enferment, Je la soulevai dans mes bras, elle s’accrocha à mon cou. Nous nous sommes embrassés , plantés vers le ciel devant la lune près des arbres qui nous protégeaient d’un léger vent nocturne.
- Ça va mieux ?
- Ca va super, on rentre ?
- Allons-y.
Il y avait de la lumière à la maison des Friches. F. devait être de quart.
 
A cette heure-ci, F. était assis sur son lit, il contemplait le noir autour de lui, il s’y fondait. Il n'avait pas de douleur qui aurait pu alerter son esprit au point de l'éveiller, pas d'idée en tête, pas de mauvais rêve, rien. Un éveil sans raison. Un rendez-vous avec le temps, c'est tout. Comme toutes les nuits, il ouvrait les yeux, en sueur, le corps tellement trempé qu'il aurait pu être assis sur un radeau en pleine mer. Il devait attendre pour se rendormir. Il trouvait patience en faisant des nœuds avec des bouts de ficelles, des lacets. Des nœuds de toute sorte. Mécaniquement, sans regarder ses mains. L’esprit vide, ses doigts autonomes guidaient les brins les uns dessus, les autres dessous, formant des attaches diverses. C’est un peu la vie qui se représentait au cœur de ces entrelacs se faisant et se défaisant, les destins comme les brins se croisent et se superposent pour rester liés ou se détacher avec plus ou moins de complexité. Jusqu’à présent, le chemin de F. avait été noueux, mais ce soir-là, il avait les lignes claires, son esprit apaisé et vierge de toute trace, il savait qu'il devait être ici, à cet endroit, avec Rose et les autres, il était dans sa voie, sur la bonne route, il retrouverait les lettres. Georges s'en chargerait pour lui, c'était le destin de ce peintre qui avait tant de mal avec les mots. F. n'y était pour rien, il s'en serait souvenu sinon.
 
Le chemin de la vie n'est connu qu'à la fin, tous les virages que nous prenons nous empêchent de voir plus loin, impossible d’en voir le bout.
F. ne voyait ni derrière ni devant, il était dans la perle du présent qui roule sur le fil du temps. Il n'avait pas besoin de savoir pourquoi, il menait sa quête, les lettres, c’est tout ce dont F. pouvait se souvenir.


Dernière édition par nessim le 12.08.16 17:36, édité 1 fois
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F.(fiction) épisode 4 :: Commentaires

EPONINE52
Re: F.(fiction) épisode 4
Message 12.08.16 15:55 par EPONINE52
Very Happy Very Happy Very Happy Dès que j'ai vu la suite en ligne, j'ai lu tout d'un coup tant j'étais dans cet univers douillet et protégé de celui de tes personnages. Encore un fois, il y a des phrases qui sont de véritables perles, je peux pas tous les recopier mais comme par exemple, à propos des masques "les personnes en portent au moins deux, celui qu'ils choisissent et celui dont nous les dotons" "j'avais dû la rejoindre dans le fleuve de ses rêves ouverts" "les mots de la raison cherchent aussi à s'éloigner de la raison" "tu es de ceux qui savent retenir dans le temps qui passe les couleurs d'un présent permanent" Toutes ces phrases sont sublimes et tellement évocatrices, elles donnent à réfléchir et revêtent un grain de philosophie que j'adore. J'aime beaucoup aussi l'allégorie du train  qui revient sans cesse dans ton récit. Je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec le bateau qui a vu disparaître toute la famille de Georges, je t'explique ce que je veux dire, c'est un peu comme si nos existences au final, étaient reliées par des points de départ et d'arrivée, comme le départ d'un train ou d'un bateau, avec des nœuds comme ceux que F fait la nuit,   je trouve cette idée très poétique. En toute objectivité, c'est un chef d'oeuvre que je mettrais dans mon palmarès de mes meilleurs livres jamais lus, si si c'est vrai, ce n'est pas de la flagornerie. Et puis Marie-Ange qui vient se greffer dans l'histoire, elle seule, ne semble pas reliée à Georges, voulant trouver une raison alors que Georges, lui, ne cherche pas la raison mais se contente des résultats. J'ai beaucoup aimé aussi l'épisode de la cabane et l'osmose entre eux deux. J'aime aussi quand Rose perçoit les défunts autour d'elle, depuis que Georges a commencé à peindre le tableau en fait, comme si déjà, elle était entre deux mondes, entre deux frontières. Franchement, je l'ai lu d'une seule traite tant ton récit est envoûtant, ta plume poétique, j'adooooore le côté un peu onirique et surréaliste, je le comparerais volontiers encore une fois à "l'écume des jours" un de mes romans préférés et je suis sûre que Boris Vian ne l'aurait pas renié. Il faut absolument que tu le publies. Le lecteur se sent empli de sérénité en lisant tes mots, comme si lui aussi recevait par ricochets les bienfaits de F. J'adoooore aussi les mots qui manquent à Georges pour s'exprimer car au final c'est si difficile d'exprimer ses ressentis par des mots, je suis sous le charme et encore une fois je te le dis comme je le pense CASQUETTE A RAS MAIS A RAS DE TERRE Nessim pour la beauté de ton chef d'oeuvre !! On ressent très bien l'univers intérieur de celui d'un artiste, enfin j'sais pas si tu vois ce que j'veux dire parce que moi aussi je manque de mots pour m'exprimer, ils ne feraient qu'affadir ce que je veux vraiment te dire. SUPERBISSIME !!! Merciiii pour l'évasion, ton récit est envoûtant au propre comme au figuré ! Je me suis vraiment délectée de tes mots et si tu le publies, sûre que j'serai dans les premiers à le vouloir ! Il est si beau et profond ! C'est un conte moderne qui fourmille de belles leçons de vie, bon faut que j'arrête car je serais intarissable  ! Ah oui juste une faute au début du 8ème § je crois " J'ouvris la malle" et pas j'ouvrai !!! c'est tout !! bisous et douce journée loin de ce monde formaté qui peine à rêver !! F.(fiction) épisode 4 3902-gentlemanF.(fiction) épisode 4 3911-clapF.(fiction) épisode 4 3911-clapF.(fiction) épisode 4 3911-clap F.(fiction) épisode 4 3900-0028F.(fiction) épisode 4 3924-0027
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Re: F.(fiction) épisode 4
Message 31.08.16 20:00 par nessim
EPONINE52
Christine franchement tu me fais super plaisir. pour le fil, je crois que nos vies sont reliés de départ en arrivé, une cohérence parcourt le fil et permet de la cause à lire les effets, et pourtant je crois que nous avons notre libre arbitre ...c'est que nous tissons nous même ce fil dont la matière est le temps.
et merci pour la faute:-) je l'ai corrigé bien avant de te répondre, suis un peu en dehors de l'écran en ce moment. Pour le coup je te fais une confidence, le personnage d'Alex qui apparait dans l'épisode 5 est plus qu'inspiré de mon grand dont tu peux voir la photo sur mon mur acec son fils qui lui montre l'avenir.
je voulais te répondre avant de poster la suite... merci Christine, de l'écho Bise
EPONINE52
Re: F.(fiction) épisode 4
Message 01.09.16 18:27 par EPONINE52
A Nessim : Merciii pour la confidence, j'suis comblée, je viens juste d'aller voir sur ton mur et j'me souvenais effectivement de cette superbe photo !! J'te rassure moi aussi j'ai été très peu présente ! On fait ce qu'on peut ! Moi j'essaie de finaliser une grande nouvelle que j'avais commencé chez Ipa mais j'me disperse toujours ! en tous cas hâte de lire la suite et je réitère tout ce que j't'ai dit : un pur chef d'oeuvre ! merciiiiii ! bisous et douce soirée loin de ce monde lobotomisé !  flower jocolor geek cheers cheers cheers
Sortilège
Re: F.(fiction) épisode 4
Message 26.09.16 9:45 par Sortilège
hé ! t'as pas dit ce qu'il a fait avec les pétales de roses ! je veux bien que F soit mystérieux mais je voudrais le voir danser autour du feu !
Madame sa mie du georges accepte vite ce qui se passe dis donc ! Je ne pas comme Christine, moi je serais collée au basque de F parce que comprendre c'est mon moteur absolu, mais elle elle va se promener ! et je t'explique pas comment j'aurais collé mes mains dans celle du mystère maritime !

Rose parle à ma femme sage. F. aux personnages que je tisse. J'aime que Georges soit un taiseux emmêlé. Du coup il est probable que j'aurais choisi un autre pour le raconter.
Je suis je te suis et j'aime en espérant que tu ne seras pas avars sur le monde de F Smile
avatar
Re: F.(fiction) épisode 4
Message 26.09.16 20:56 par nessim
Sortilège
Ben, madame Sortilège, attends tu vas savoir ce qu'il en fait des pétales:-))) pour Marie Ange qui accepte vite...elle accepte pas vraiment, tu vas voir, d'ailleurs pour le reeste aussi les mains a l'eau et tout et tout...tu as un chapitre d'avance...mdr
et puis, tu sais toutes les expérience ou l'humain suit les autres sans vraiment chercher à comprendre...là elle arrive dans un milieu constitué, dans la montagne en petit comité, il y a une vieille dame mourante...elle se freine mais se fond dans le contexte...en cherchant a comprendre alors qu'il ne faut pas forcement tout comprendre, et de toutes façon on ne peut pas.
c'est drôle ton idée sur F. tu le vois en magicien, il l'est mais ses tours ce sont les autres qui les font et puis le tour c'est celui de l'univers ou F comme les autres est a sa place pour faire ce qu'il doit faire. et puis la magie c'est aussi faire que l'extraordinaire devienne tout a fait ordinaire. Il y a des rencontres comme ça ou l'autre nous étonne et que ce qu'il fasse devienne pas étonnante de lui :-)
cool d'avoir ta lecture en quête de magie Merci beaucoup
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F.(fiction) épisode 4

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