Composition à l'ordinateur à partir de cette gravure Alors quand tout à coup les gens du village la voyaient débouler à un tournant, ils se faisaient un signe de tête et se poussaient en silence pour la laisser passer. Elle ne les voyait pas, ses pieds marchaient et couraient sur l'air, et si un nouveau venu se risquait un gloussement, les regards noirs des anciens lui en disaient long et lui ôtaient l'envie de rire. On attrapait le nouveau doucement par le bras, on l'emmenait à part, dans un endroit tranquille et on lui narrait comment cette femme avait été marquée par le destin cruel, sans arrêt, coups après coups, toujours, inlassablement, et comment elle avait vieilli en souriant toujours, parce qu'elle volait sur son vélo. On lui racontait qu'un jour le brouillard s'était saisi d'elle et de son vélo et qu'elle avait disparu subitement et réapparu quelques secondes plus tard, à une vingtaine de km plus loin, dans un autre village. L'homme qui l'avait aperçu, perdu dans ces pensées avait été surpris par cette apparition. Il avait consulté sa montre se disant qu'il n'était pas l'heure de voir des bizarreries d'entre-jour-nuit, comme on disait chez eux et qu'il n'avait pas encore bu tant que ça. Il s'était approché de cette forme assise à même le talus herbeux à côté d'une bicyclette rutilante. Elle avait un sourire fendu jusqu'aux oreilles et l'expression d'une petite fille émerveillée. Elle avait ouvert de grands yeux et lui avait dit sur un ton de confidence fière " le brouillard m'a embrassée, il m'a prise dans ses bras, il m'a fait volé, sais-tu?" et puis elle avait oublié qu'il était là, le regard perdu au loin. Elle voulait rester à sa joie. Baignant comme un fruit confit dans un bonheur intérieur et émanent.
Quand on initiait un nouveau villageois ou un touriste un peu trop envahissant on le faisait toujours avec délicatesse, on le prenait par l'épaule, et on lui murmurait à l'oreille qu'on allait lui raconter un secret important. On l'emmenait, on lui parlait gentiment, un peu comme si c'était un attardé, mais les yeux de ceux qui racontaient en disait long sur cette douceur du moment. Et celui qui avait avancé la première syllabe d’un quolibet, ou le premier gloussement étouffé à son passage ne riait plus et, comme les autres finissait par s’écarter promptement, presque religieusement, du chemin pour protéger les jours de "celle qui volait."
Mais maintenant, même ceux qui la connaissaient bien hochaient un peu la tête. On ne raconte pas les choses qu'elle racontait quand on à son âge, n'est ce pas ? Même si la vie n'a pas fait de cadeau. On ne crie pas à travers les rues que l'on vole et que l'on marche dans les airs comme Jésus l'avait fait sur l'eau. On ne raconte pas que le prince charmant est habillé de brouillard. Pas à soixante ans. Pas avec cet air de gamine qui ne l'avait jamais vraiment quittée. Quelle drôle d'idée, tout de même, elle perdait un peu la boule…c'était sûr ! Ce matin, elle était partie tôt. Et elle avait volé très loin, grisée par la vitesse, et ma parole ceux qui l'avaient vue passer croyait avoir eu le temps de voir une jeune fille marchant ou plutôt volant sur l'air des cieux comme pour un rendez vous galant. Elle avait chanté plus fort que d'habitude, elle avait rit aussi et fait éclater sa joie, elle avait dansé sur son vélo, elle avait swingué, heureuse avec ces joues roses de la confiance innocente enfantine et de l’enthousiasme indomptée des grands émotifs.
Et puis elle était rentrée dans une petite nappe de brouillard, personne ne l'avait vue, cachée dans sa boule de coton, elle ne chantait plus. Plus tard elle était descendue de son vélo, l'avait laissé là où elle en était descendue, contre la palissade du jardin, en bordure de route à l’extérieur et s'en était allée dans sa maison…à pied, dans la boule de brouillard qui l’entourait. Elle avait fait chauffé de l'eau, s'était assise devant son thé qui infusait, l'avait bu lentement… les yeux loin. Elle s'était levée, avait lavé sa tasse, laver la théière, posé le tout sur l'égouttoir, et à 3 h de l'après midi, était allée se coucher. Elle resta ainsi, dans la même position, la nuit, le lendemain et le surlendemain, jusqu'à ce qu'on la trouve, toute sage.
C'est le vélo abandonné dehors, contre la palissade, qui avait alerté le village. Ce n'était pas sa place, non, non il avait du se passer "kek chose" comme ils disaient.
Ce jour là elle avait volé. Ce jour là son esprit avait volé plus loin que ses pieds, plus haut aussi, et il n'était pas revenu. Il avait laissé ce corps qui s’était fripé d’un coup, rentrer tout seul et rapporter sa vielle mécanique. Même le vélo dehors, depuis quelques heures semblait avoir vieilli de cinquante ans… pourtant …il semble bien que les pédales tournaient encore …lentement …au rythme d'un autre monde.
Depuis le vélo a été rangé, bien comme il faut à sa place pour dormir, avec sa couverture et tout et tout.
Et cela c'est la petite qui joue dans la remise qui le voit. Quand elle s'approche, la couverture s'agite à l'endroit des pédales, les pédales pédalent et s'emballent, s'animent et tournoient de vie, même que, comme dit la petite aux vieux du village, la couleur aussi semble revenir sur le vieux vélo de son arrière grand-mère, surtout quand elle essaie de monter dessus. Et même aussi, qu'il semble se mettre à sa taille.
Alors ils ont des regards et des sourires sous entendus tout édentés.
" Cette petite là… on y fera bien attention."