Quand le téléphone a sonné, elle s’est demandé s’il s’agissait de mutuelle, de fenêtre ou de produits surgelés. Elle était dérangée à longueur de journée par les démarcheurs et tous les jours, à chaque appel, on lui faisait comprendre qu’elle ratait l’occasion de sa vie.
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Allo, bonjour, madame Stella ? Je vous appelle de la part de (nom incompréhensible) en partenariat avec Mastercard et Visa. Ils ont constaté que le français n’y connait rien en spéculation boursière et vous offrent une formation en ligne sur le site Money-trade.
Elle pense tout de suite à une arnaque. On va lui proposer un rendez-vous quelque part et on fera en sorte de lui faire payer quelque chose, comme la fois où elle avait gagné un service à punch et en allant chercher son cadeau, elle avait failli en ressortir avec un salon d’une valeur sacrifiée (selon le vendeur) de quatre-vingt-dix mille francs (à l’époque). La dame de la plateforme téléphonique a un accent épouvantable, elle va refuser quand, allez savoir pourquoi, elle a envie d’en savoir un peu plus. Elle dit « oui, je vous écoute ». Et la dame plateforme lui dit qu’un technicien l’appellera, pour lui donner des explications, puis un trader lui donnera des cours.
L’apprentissage ne lui apprendra pas à devenir trader mais à se débrouiller seule et se faire un peu d’argent. Et d’argent, elle en a bien besoin.
Au jour et à l’heure prévus, le technicien lui fait une présentation du site ; il s’assure qu’elle a la vivacité physique (les clicks) et intellectuelle (de décision) pour remplir les conditions de ce stage. Un ou deux petits exercices suffisent et elle est mise en relation avec le trader. Une bonne élocution. De la patience. Il explique son métier, décrit les tableaux en mode binaire. C’est très simple, en fait, on mise à la hausse ou à la baisse sur le forex (un peu la toile web du fric) en une minute. A vingt secondes de la fin, le marché se ferme. Elle a donc vingt secondes pour se décider et vingt secondes pour clicker sur call ou putt, inscrire l’investissement et valider avant la fermeture du trade à vingt secondes de la fin. Vingt secondes, cela a l’air long mais pour toutes ces manipulations, cela suffit à peine. Et puis ça recommence, à la hausse ou à la baisse. Il faut surveiller les chiffres et le graphique, quand ça monte, appuyer sur call puis miser la somme puis valider. Quand ça baisse, clicker sur putt. Elle doit cliquer quand il le lui dit et aller vite, très vite : inscrire la somme et valider. Pendant ce temps, il essaye de savoir ce qu’elle fait dans la vie, lui parle des dangers du trading, des sommes folles amassées en quelques clicks et puis perdues de la même façon. Des sommes qu’elle ne peut pas imaginer. Elle peine à se concentrer, sur ce qu’il lui raconte comme anecdotes et sur ce qu’il lui ordonne de faire. Pourtant, le jeu l’amuse, elle écoute avec sa tête et clique du doigt.
En cadeau de bienvenue, son compte client est crédité de 200 euros.
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Bienvenue, client, compte ?
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Rassurez-vous, ceci n’est qu’une simulation, si vous passez les tests et si ça vous intéresse de continuer cette belle aventure avec nous, les 200 euros vous restent acquis ainsi que les profits générés. Pour l’instant, faites ce que je vous dis de faire car nous sommes peut-être appelés à travailler ensemble et si vous perdez de l’argent, j’en perds aussi. Plus vous en gagnerez et plus j’en gagnerai. Ils travaillent donc ensemble, spéculent sur le CAC40.
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Vous savez ce que c’est, le CAC40 ?,
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Non, je n’en sais rien,
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Ce sont les 40 plus grosses entreprises françaises,
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Ah, ce que j’en apprends avec vous.
Ils spéculent sur le Dow Jones, l’or, le pétrole… En une dizaine de clicks, elle a gagné 75 euros. Elle a maintenant 275 euros en poche. Virtuels, bien sûr.
Il ne lui a pas encore demandé sa carte bancaire. Ce serait donc vraiment une formation et ensuite elle pourrait spéculer en bourse et se faire des revenus d’appoint ? Elle le lui dit dans la conversation puisqu’apparemment il lui pose des questions sur qui elle est, si elle est au chômage, quels projets elle a. Il lui répond que oui, bien sûr. Elle lui raconte alors un peu d’où elle vient, d’un endroit perdu du monde en Europe de l’Est et de ses actions dans le monde caritatif. Il est étonné, lui aussi vient de là-bas.
Il se souvient la maison froide pleine d’enfants et d’adultes en transit. La misère. Il faisait froid, une neige sale finissait de dégeler dans un coin. L’eau croupie en plein milieu de la cour, là où il avait lâché son milkshake à peine entamé, un des rares plaisirs dans ce coin sinistre. Et la fuite sous les insultes : « on veut pas de romanos ici, dégagez, bande de voleurs, voyous ! ». Il était petit. Pourtant, il se rappelle avoir reçu un caillou dans le dos alors qu’il essayait de tenir le trot de sa mère qui lui déboîtait le bras, le soulevant pour aller plus vite. Il s’était juré de leur faire payer à tous ces salauds de gadjos. Pas les moyens de faire un long parcours scolaire mais un don pour les maths qu’il a su mettre à profit dans la spéculation sur des sites volatiles d’arnaques en ligne. Son dieu serait l’argent et rien que lui. Il les baiserait tous. C’est si facile de tromper les gens simples et avides, on trouve toujours un levier. L’argent n’a pas d’odeur, il parait. Son dieu fric, lui, en a de multiples. L’odeur de la médiocrité, de la veulerie, de la lâcheté. Une fois appâtés par les gains générés en quelques clicks, ils perdent la tête. Ils devraient bien se douter qu’on ne devient pas trader en quelques leçons. Gagner beaucoup sans efforts, qu’ils veulent tous. Une fois séduits, ils mettent la main au portefeuille, de grosses sommes qu’il fait fructifier en les guidant, en leur disant quoi faire. C’est psychologique. Le fait de voir ce qui se passe, de clicker avec lui, les font se sentir partie prenante, leur donne des sensations fortes. Quand ils sont rassurés sur son savoir-faire et son sérieux, ils passent à l’étape suivante, la plus importante : lui confier leurs économies pour les placer sur du plus long terme. Et quand ils ont été bien essorés, qu’ils réclament ce qu’ils pensent être leur dû, ils n’en voient jamais la couleur. Le site illégal est sur la liste noire de l’ACPR, l’autorité des marchés financiers. Lui, il le mérite, leur argent, il en a bavé pour en arriver là. Et cette femme, cette femme qui veut arrondir ses fins de mois pour pouvoir aider plus démunis qu’elle… C’est la première fois qu’il voit ça.
Il lui a dit que la formation était terminée. Qu’il espérait avoir été utile et qu’elle garderait un bon souvenir de ce moment passé ensemble. Que son site ne prend que des gros clients.
Elle, elle est ravie d’avoir pénétré les arcanes de ce monde inconnu de la haute finance. Maintenant, elle sait faire. Demain, elle ira s’inscrire sur un site de trade en ligne. Comment il appelle ça, déjà ? Ah oui, un broker d’options binaires. Et à elle la grande vie !!! Les pauvres, c’est juste pour faire bien dans la conversation. Toujours être positif, cela en impose…
12.03.16 5:08 par Claire Obscur