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 F.(fiction) épisode 6

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nessim

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Date d'inscription : 21/01/2016

F.(fiction) épisode 6 Empty
20092016
MessageF.(fiction) épisode 6

Elle promenait les souvenirs dans son sillage comme des ballons gonflés à l’hélium




10 décembre
 
seul dans le lit en bataille, la lumière était forte . Beaucoup dormi, décidément ! Il ne neigeait pas très fort, juste ce qu’il faut pour recouvrir les traces des passés.
Ange m’avait laissé six mots : « Je suis en ville avec Rose ». Le courrier devait être urgent. Douche rapide, ambiance sauna. L’eau tiède me lavait du bleu de la nuit en faisant naître une buée dense qui emplissait la salle de bain. Peindre, faire l’amour, une seule et même chose. L’amnésie en moins pour l’amour… Le souvenir de nos ébats faisait renaître la sensation électrique le long de ma colonne vertébrale, cette fois, je suis vite ressorti.
 
Le bureau est le meilleur refuge pour accoster doucement la journée. J’avais besoin d’un « café cigarette ». Je me sentais bien, tasse dans une main, un crayon dans l’autre, feuille blanche devant les yeux…Le poème pour Rose ! Finalement, elle existe bien cette angoisse de la feuille blanche ! Les mots restaient muets alors que j’avais à dire. Je devais faire ce cadeau à Rose. Cela s’annonçait difficile, il fallait que je parte en guerre contre le vocabulaire pour batailler avec les sens… gagner pieds à pieds.
 
Funambule sur un point de bascule, entre la force de l’image et la limite du langage, je ne me sentais pas bien équipé, au lever, pour affronter par lettres interposées, cet autre à l'intérieur ! Pas assez réveillé. Sans pouvoir d’exprimer. Entre mes peintures devenues émotions et ce trou, causé par l'absence de mots il y avait un espace à combler. Tellement de vide à remplir dans nos expressions d’amour…pas d’échappatoire, Rose voulait un poème, F.…des lettres. Mon regard se porta vers la fenêtre. Un lémurien traversait le parc ! L’animal se dirigeait vers la villa…A la façon dont il sautait de côté en remuant les bras, il avait l'air d’être en pleine forme.
 
J'entrai dans la cuisine, exactement en même temps que lui.
- Salut la marmotte.
- Salut le lémurien.
- T’as vu ! Je l’imite bien ?
- A s’y méprendre !
Le pantalon bas, le gilet marron, les cheveux en pics et les grosses chaussures noires qui entraînaient la jambe plus loin, par temps de brouillard, on pouvait y croire. La taille en moins. Ce grand dadais d'Alex frôle le mètre quatre-vingt-dix.
 - T’as de la chance, y'a pas de chasseur !
 - Tu rigoles, c’est une espèce protégée.
 - Explique à ceux qu’ont le fusil… Café ?
 - Dis, t’as vu l’heure ? Ange et Rose déjeunent en ville.
- Et F. ?
- Il est dans la forêt, il pensera peut-être à mes composants.
- Tu ne penses qu’à ça !
- Mais non !
- Mais si !
- Je te dis que non ! Hé, vieux un " petit-déj", comme dans le temps, ça te dirait ?
Étudiants, nombre de nos déjeuners ou dîners prenaient la forme de petits-déjeuners. Les seules denrées disponibles en permanence dans le frigo étaient : lait, café, beurre et confiture. Notre petit-déj « à toute heure », c’était une façon de nous réinventer le temps qui passe. Le soir, en groupes amis, nous avons passé des nuits à casser et reconstruire tout ce qui passait dans l’actualité artistique. Ces rencontres étaient devenues un rendez-vous attendu. On y partageait les rêves et le pain grillé.
 
- Allez, on se fait ça.
Il en était déjà à ouvrir toutes les portes des placards.
- Sont où les bols ? le sucre ?
- Tout est là autour… Je m’occupe du chaud.
L’odeur du pain grillé à la flamme ! Combien de moments passés se dessinaient dans ce fumet. Tout était sur la table. Alex portait une grande attention à un pot de confiture qu’il tenait devant les yeux.
- La v’là, je l’ai !
- La confiture ? 
J’avais faim, j’attaquai le pain au couteau.
- La confiture de Rose !
- Ce n’est pas celle de Rose, tu vois bien que c’est de l’industrielle.
- Qu’est-ce t’en sais ? Tu te fies au pot toi ?
- Mais tu vois bien qu’il n’a jamais été ouvert, ce n’est pas de la confiture maison. Tiens, prends du lait.
- Ouais… Elle est bonne… Ça a vraiment le goût de la rose.
- Sans blague ?
- T’as pas changé toi !
- Plus que tu crois…
- Raconte, sérieux
- Je ne sais pas vieux. Tellement de choses ont changé et puis on change tout le temps, plus ou moins. Tu sais que le temps n’a jamais compté pour moi, mais là je sens qu’il y a, avant et maintenant. Entre les deux, il y a eu rupture.
- Il s’est passé quoi ? Ton virage ?
- Tu veux dire ma peinture, oui, évidemment, mais pas seulement.
- Marie-Ange ?
- Elle fait partie de « maintenant », Marie-Ange.
- Elle fait partie de tout ton maintenant, vous ne vous lâchez plus. On dirait des gamins.
- C’est vrai que tu t’y connais.
- Oui Monsieur ! Je le revendique. Je veille à garder mon enfance au présent.
- Tu y arrives très bien, je te rassure.
- Merci, je me donne assez de mal pour ça.
- J’ai vu, « la danse du lémurien ».
- Non, là, c’est du travail, je suis en empathie, je vais en faire une glaise.
- Tu es parti pour un bestiaire ?
- Sais pas. En tout cas, après le chat, ce sera le lémurien. Georges, il est normal que le départ de Rose te déstabilise.
J’avais du mal à avaler. Comment faisait-il pour passer du chat à Rose en une seule phrase en faisant traverser le lémurien ?
 - Je n’ai pas dit que j’étais déstabilisé, j’ai dit que je sentais un changement... important. L’air n’a pas la même texture qu’avant.
- Il y a des rendez-vous que personne ne peut manquer Georges.
- Je sais Alex …
- Dis, tu as déjà pensé à peindre la mort ?
- … Non, t’as déjà essayé de la sculpter toi ?
- Ben… non, si je l’imite avant… j’peux plus la faire après.
Mais qu’il était bête, je me demandai si pour le chat, il était monté sur le toit ! Et si je peignais la mort ? Qui serait capable de la regarder en face ? Qui sommes nous devant la mort ? Si nous avons été fidèles à nous-mêmes, la question ne se pose pas… mais certains doivent voir venir ce qu'ils sont vraiment à cet instant seulement.
Non, je n’avais pas envie de le savoir. La mort, je pouvais entendre son pouls depuis que Rose était sur le départ.
- On va se balader en forêt cet après-midi ?
- Je ne sais pas vieux, il faut que je reprenne mon tableau.
- Il se passe un truc pas normal dans ton atelier, ton tableau… Il est trop… Je sais pas moi, je n’ai jamais ressenti ça, on dirait presque qu’on regarde à travers une fenêtre. Ce n'est pas la façon, c'est l'impression, le sentiment qu'il dégage. Je ne comprends pas, tu ne te rends pas compte, tu bouleverses le monde de l’art avec un travail pareil. Il a sa place dans la plus grande galerie,..et ben non, il est toujours dans ton atelier et toi t’es là à te goinfrer de pain grillé.
- Je n’ai pris que quatre tranches.
- Moi deux alors, laisses-en, eh bien ?
- Eh bien quoi ? Bon je te laisse les deux autres.
- Je te parle du tableau.
- Je peux en reprendre alors ?… Je plaisante. Oui, il est hors du commun, mais je ne peux pas le vendre, il est pour F.
- Ah ouais !  Sans blague, tu fais cadeau de ton meilleur tableau à ton jardinier toi.
- Oui, mais il n’est pas pour lui.
- T’as mis quoi dans ton bol, Georges ?
- Café, lait, miel et jaune d’œuf. Écoute, il m’a demandé un tableau pour quelqu’un d’autre.
- Tu sais pour qui ?
- Non.
- Tout va bien, t’as raison, te poses pas de question, tu risquerais d’y répondre.
- Exactement.
- Et le facteur ?
- Quoi le facteur ?
- Tu vas lui faire un tableau aussi ?
Tant pis pour lui, je pris la dernière tartine. Il n’avait qu’à moins dire d’âneries.
- Trop tard, elle a trempé,… j’ai continué mon tableau hier.
- Alors ?
- C’est de la même veine.
- Eh ben, t’es bon pour New York toi.
- Non, je ne crois pas, et comme je te l’ai dit, je vais le donner.
- Tu en feras d’autres.
- Oui, sûrement.
Alex me regardait d’un drôle d’air. Il connaissait ma boulimie artistique. Le « sûrement » le surpris.
- C’est vrai que tu as changé Georges.
- Tu vois.
- Oui, avant tu m’aurais laissé la tartine !
J’ai failli lui envoyer un œuf sur la tête, je me suis abstenu. Nous avions déjà eu ce genre d’échange, ça dégénérait très vite et je n’avais pas le cœur à tout salir avant que Rose n’arrive. Alex avait le regard qui se baladait entre l’œuf et ma main.
- Avant, tu l’aurais fait, tu n’aurais pas tardé à le regretter, mais tu l’aurais lancé.
- Avant…
- Georges, mon ami, tu n’es pas plus fort que le vent. Personne ne l’est. Tu défies déjà le temps avec ton art, tu ne seras plus là que tes tableaux parleront encore pour toi.  Pareil pour la lumière de Rose qui continuera à t’éclairer comme la lumière des étoiles. On peut encore la voir toutes les nuits alors qu’elles sont mortes depuis longtemps.
- Tu as bien fait de venir plus tôt toi.
- C’est cause à l’eau. C’est dingue, tu sais. Mon appart était nickel, nous y habitions depuis quinze jours seulement. Tout d’un coup, il s’est mis à pleuvoir dedans. Des taches d’humidité sont apparues aux plafonds de toutes les pièces, et ça a coulé partout, tout le temps, j’ai failli dormir avec une bouée.
- Pourquoi une bouée ?
- C’est une image. En tout cas, ton invitation pour l’anniversaire de Rose a été « providentielle » pour moi.
- Tant mieux.
- D’après le propriétaire, cela vient du linge dans la salle de bain !!
- Tu as tant de linge que ca ?
- Bien sûr que non, mais comme il n’y a pas de fuite au-dessus, ni dans les apparts à côté, ils comprennent pas. Si j’avais été cadre dynamique déguisé costume-cravate, ils m’auraient pris au sérieux. Tiens, je vais appeler Chana, pour savoir où on en est.
- OK, je débarrasse.
Il y eut ces mots qui restèrent en suspens, on pouvait les regarder en stoppant le mouvement. « Bouée… » « Providentiel… » Quel rapport pouvait-il y avoir entre mon ami et F. ? L’idée que tout ce qui arrivait à la Villa des Roses ces derniers jours ait pu être une conjoncture s'ancrait aux images furtives qui m’apparaissaient lors de nos échanges avec F.. J’avais l'impression que tout s'enchaînait avec précision, les gens, les événements…les mots. Au moment où Alex sortit de la cuisine pour aller téléphoner au salon, F. entra. J’aurais dû m’en douter. Visiblement, il avait passé beaucoup de temps dehors, on avait peine à percevoir les rayures de son bonnet qui avaient accroché la neige.
- Bonjour, F..
- Bonjour Georges, bien dormi ?
- Heu... oui, merci. Tu reviens de la forêt ?
- Oui. J’ai encore travaillé à la petite place devant ta cabane, ça commence à être bien, ça va convenir.
Convenir ?
-  Tu sais, je n’y vais plus souvent. Au fait, tu y as emmené Rose hier ?
- Oui Georges.
Je savais qu’elle n’avait pas vu le tableau, nul besoin de poser la question.
- Et, dis-moi, pour Mathias ?
- Oh, Mathias ! Oui, Alex t'en a parlé ! C’était un de mes professeurs de dessin par correspondance, c’était un ami à toi non ?
- Prof et ami. Nous avons passé pas mal de soirées à discuter avec les autres. Tu n’as pas eu de photo de lui n’est-ce pas ?
- Non, je l'ai deviné.
- Le connaissant, il a dû être surpris, il n’a jamais voulu poser.
- Je sais. C’est aussi pour ça que je l’ai fait, il faut s’accepter soi-même, c’est important pour accepter les autres.
J’étais de dos à déposer les restes du petit-déjeuner, mais je suppose que cela n’avait aucune importance pour F.. D’ailleurs, je le voyais comme s’il était en face de moi. J’allais lui parler à propos de mon intuition sur l’enchaînement des événements, quand le lémurien revint dans la pièce.
- Oh... F.
- Alex, j’ai quelque chose pour vous.
- Ah, mon jardinier préféré. Au fait, Georges, si ça t’intéresse, mon appart est au sec. Fais voir ça F..
- Comment au sec ?
F. lui tendit une petite poignée de ce qui me semblait être un mélange d’herbe et de paille.
- Plus d’eau vieux, dès que je suis parti, ça a été la fin du déluge, je te le dis, c’est la providence qui m’a fait venir ici. Ça fait quel effet F. ?
- Ça dépend des personnes, attention à ne pas en mettre trop, et que sur les avant-bras.
- OK, merci, je vous dirai. Je retourne à la grange, je vais essayer ça tout de suite. Au fait Georges, tes femmes ont appelé, elles arrivent, elles devraient être là sous peu, dis, t’aurais pas du sparadrap ?
- Si, dans la salle de bain.
Alex monta chercher son ruban adhésif, F. repartit en me saluant de la main. Je lui souris. Ange et Rose revenaient, elles me manquaient. J’étais seul dans la cuisine. Il me semblait avoir vu une toute petite flammèche bleue s’évader du petit tas d’herbes qu’Alex avait laissé sur la table. Pourvu qu’il n’en mette pas de trop l’animal, je me voyais mal aller le chercher sur le toit ou lui courir derrière dans les bois. Peu de temps après, une voiture pénétrait l’allée. Je poussai la porte donnant sur le parc au moment où Alex entrait dans la cuisine un rouleau de sparadrap à la main.
- Ça y est, elles sont là ? Dis, t’aurais pas un sachet ?
- Oui, mais il y a deux voitures, dans le tiroir du buffet.
- Merci, c’est qui la deuxième ? À droite ou à gauche ?
- Attends… On dirait Églantine. Je ne sais pas, regarde.
- C’est qui ça ? Ah, ça y’est, le voilà.
C’était bien elle, on pouvait la reconnaître de loin, elle promenait les souvenirs dans son sillage comme des ballons gonflés à l’hélium. Églantine était l’institutrice du village, arrivée jeune, elle avait fait toute sa carrière ici. Elle était tombée amoureuse de la région au point de refuser les mutations. Quel âge pouvait-elle avoir ? Elle venait souvent à la Villa des Roses, surtout quand je m’en absentais. Je ne la voyais pas souvent.
- Georges, que cela me fait plaisir de te revoir.                
Elle prit ma tête dans ses mains comme si j’avais cinq ans. Son regard se porta sur Alex, de haut en bas, son sourire faiblit.
- Alex, un ami sculpteur qui nous a rejoint pour l’anniversaire de Rose. Alex, Églantine la femme à qui je dois de lire et parler.
Églantine retrouva son sourire. On pardonne souvent les excentricités aux artistes… quand on ne leur demande pas d’en faire preuve.
- Bonjour, Alex.
- Bonjour, Madame, bravo pour l’exploit de l’avoir fait parler. Si je peux me permettre, une petite révision ne lui ferait pas de mal.
- Églantine, pas Madame !
- Bien Madame.
Rose et Ange parvenaient en haut de l’escalier des paquets plein les bras. Je pris tout, Rose m’embrassa en posant sa main sur ma joue, elle avait un regard très tendre, Ange choisit mon cou et accrocha ses yeux aux miens le temps de passer, quant à moi je ne pouvais plus bouger, encombré.
- Alex, ça t’ennuierait d’aller chercher le reste.
- J’y go.
J’ai déposé l’ensemble des achats sur la table de la cuisine, les femmes se dirigeaient vers le salon, je préférai attendre Alex avant de les rejoindre. Il est vite revenu avec la même quantité de paquets, au moment où Ange s’engageait dans la cuisine. Je la pris dans mes bras en pleine marche. Elle se serra contre moi, bras autour du cou, pour un baiser échangé. Non, nous n’avons rien « échangé » du tout nous nous sommes donnés puis séparés lentement, gardant le contact jusqu’au bout du doigt.
- J’ai un cadeau !
Elle fouillait les paquets et en sortit une boîte emballée de bleu. Alex était appuyé à l’évier, les bras croisés, grand sourire aux lèvres. Je l’avais oublié.
Sous l’emballage, un très beau stylo plume. Corps ciselé d’argent, ajouré sur une laque bleu marine. Un objet magnifique.
- il est superbe !
- Il doit dater des années trente, il t'était destiné, je l'ai senti en le voyant, tu t'en serviras ?
- Bien sûr, même si j’écris peu.
- Il t'apportera l'inspiration. 
 
Avoir en main un objet qui a appartenu à quelqu’un d'autre est toujours un moment d’émotion. On a le sentiment d'être responsable, de bénéficier d'une transmission. Les objets ont la capacité de garder une partie de l’âme de ceux qui les détiennent. Cette plume n’avait jamais servi qu’à écrire de bons mots, je la voyais tracer des lettres d’amour, rondes, trainantes. Des confidences.
  
- Je prépare le thé, vous vous joignez à nous ?
- Moi j’ai à faire, on vient de petit-déjeuner avec Georges. On se retrouve plus tard.
- Pas de thé pour moi non plus, merci, mais je reste un peu.
- Va rejoindre Rose, j’arrive.
Je quittai la cuisine en même temps qu’Alex, j’avançai d’un mètre vers le salon puis revins sur mes pas, pour voir ; il y repassait aussi.
- Mon sparadrap.
- Tu t’es blessé ?
- Pas encore, il est prévoyant, des fois que !
Il en ressortit alors que je retournais au salon.
Rose et Églantine étaient sur le canapé, je m’assis sur le fauteuil, Ange ne tarda pas à nous rejoindre un plateau dans les mains. Elle avait retiré son manteau, elle portait un pull à col roulé sur une jupe écossaise et des petits souliers vernis. Ce n’était pas la même femme que mon agent. Elle s’était débarrassée de quelque chose, un je ne sais quoi. Elle était beaucoup plus attirante… Non,… pas le moment … Églantine.
 
Mon institutrice me renvoyait en enfance. Je n’avais que de bons souvenirs avec elle. Elle avait un regard très doux, pendu à mes lèvres que je gardais le plus souvent fermées, incapable de commenter quoi que ce soit. Églantine avait orienté mes lectures, grâce à elle j’avais rêvé sur tous les classiques de littérature pour enfant, les contes de Grimm, de Perrault, d’Andersen, et d’autres romans à la suite. Elle avait contribué à forger mon imaginaire, à développer cette capacité de visualisation qui allait servir ma peinture. La Petite fille aux allumettes, le Dernier des Mohicans, Ivanhoé, Merlin… J’ai gardé tout l’enchantement de ces récits dont je m’étais fait des films en projections privées.
 
- Tu ne parles pas beaucoup, Georges.
- J’étais dans mes pensées Églantine, ça fait longtemps que l’on ne s’est pas vu. Cela me fait plaisir.
- Eh à moi donc mon grand. Tu sais que je suis très fière de toi ? Tu es devenu un artiste connu.
- Églantine est à la retraite, maintenant. Pour s’occuper, elle a trouvé une autre activité.
 En disant cela, Rose invitait Églantine à commenter.
- Oui, je travaille à l’hôpital, enfin ce n’est pas un vrai travail, c’est du bénévolat, une tâche très gratifiante.
À l’hôpital ? F. travaillait à l’hôpital ! Rose y avait séjourné et… Louise, le médecin pédiatre que Rose avait invité avec Sarah !
- Et vous y faites quoi à l’hôpital Églantine ?
Pourquoi était-ce moi qui posais la question ?
- Je m’occupe d’enfants Georges, je ne sais faire que ça.
- Des enfants à l’hôpital V ?
- Oui, ils sont dans une aile en sous-sol, un bâtiment à l’écart, très discret et à l’abri des regards.
Des enfants dans un sous-sol, c’était quoi cette histoire ?
- Une drôle d’histoire…
Ange en avait déjà discuté, elle ne posait pas de questions.
- C’est assez éprouvant, ces gamins n’ont vraiment pas de chance.
- Je suis sûr que cela vous fait du bien de vous occuper de ces enfants.
En disant cela, Rose posa sa main sur l’avant-bras de mon institutrice, un élégant bracelet de pétales cernait son poignet, elle se pencha un peu en avant pour poser sa tasse, un bouquet de roses sombres apparut sous la soie rouge. La maladie prenait du terrain, les pétales étaient d’un brun plus profond. Je sentais pousser la mauvaise herbe de l'égoïsme sur le terreau de mon affection !!!! Rose, pourquoi s’encombrer de tout ça pour nos derniers jours ? Rapidement, je passai le coupe-fil. Non, c’est bien, il te faut du monde Rose…tout le monde que tu veux.
- Églantine, parlez-moi de ces d’enfants.
Je voulais en savoir plus…c’était comme si on allait me dire ce que je savais déjà et qui était déposé loin devant la frontière de ma mémoire.
 - Je suis désolée Georges, j’ai rendez-vous plus haut. Et… Petit bonhomme, pour faire parler les autres, il faut aussi payer de sa personne !  J’ai des nouvelles de toi grâce à Rose, tu n’en donnes jamais. J’ai failli t’envoyer papier et crayon accompagné d’un sujet de rédaction : « Je me souviens… ».
- Ha !  Eglantine vous m'y faites penser, j’ai un cadeau pour toi mon garçon. Marie-Ange vous voulez bien ? Le paquet est dans la cuisine.
Églantine me regardait en souriant. Elle m’aimait beaucoup, j’étais son « préféré », ça me gênait à l’époque. Beaucoup d’autres choses me dérangeaient … Voir les mamans, les papas, les couples venir chercher leurs enfants. Quand Rose arrivait devant l’école, on avait l’impression qu’elle venait me prendre pour « d’autres ». Mais il n'y avait pas d'autres. Quand il fallait signer un cahier, Églantine écrivait au tableau « signature des parents », je me demandais comment faire ça. À toutes ces occasions, j’étais gêné, je portais le malaise de déranger « l’ordre ». Je faisais porter ma différence, une petite différence…le monde moins mes parents égale… moi.
Églantine était beaucoup plus qu’une institutrice. Elle savait « se » donner.
-Ah, voilà Alex !
Il avait dû entrer en même temps que mon oiseau dans la cuisine, il était encore encombré, un sac de vêtements dans les bras.
Ange me tendit un paquet emballé du même papier que le précédent.
- Merci Rose.
Il contenait un carnet de voyage à couverture de cuir rouge, un lacet du même cuir servait à le maintenir fermé, les feuilles étaient d’un très beau papier, reliées par une simple couture élégante de fils très fins. Il y avait dans ce cahier un espace feuilleté en devenir qui me ramenait à une toile blanche…
- Vraiment, Rose, il est très beau, j’aime beaucoup ! Merci.
- Oh !! Super.
Alex tenait par les épaules un gros pull beige. Il se pencha faire une bise à Rose. Grand-Mère adorait faire des cadeaux n’importe quand.
- Vous vous êtes coupé Alex ?
Églantine tendait le doigt vers le cou du lémurien.
- Non, c’est un test.
- Et vous testez quoi ?
- Une crème bronzante.
- Par ce temps ? Il neige !
- Ouais, justement, c’est un test !
- Bien, je vais vous laisser, on se revoit bientôt. Et toi, mon petit Georges, si tu veux parler des enfants, tu es le bienvenu. Tu retrouveras bien le chemin de l’école.
- Quels enfants ?
Attention, un lémurien va traverser la pièce…
- Georges vous expliquera mon garçon.
Voilà que cet animal me soufflait à l’oreille
- Georges, tu n’as quand même pas fait un enfant à madame Églantine ?
- Alex, tu devrais enlever ton truc !
- Je fais un test, bon, je dis plus rien, je reste près du feu. Allez, relax !
Alex s’assit près du feu éteint. Rose, du canapé, nous regardait amusée, Ange disparut en même temps qu'Églantine dans la cuisine,  moi sur mon fauteuil, le stylo et le cahier à la main, j’avais l'impression d'être un apprenti à qui on remettait des outils. J’étais un peu tendu. Il ne manquait plus que F.. Il suffit que Marie- Ange passe pour qu’il nous rejoigne.
- Bonsoir Rose, je vous laisse jusqu’à demain soir, cela ne vous pose pas de problèmes ? J’ai à faire en ville.
- Non F., bien sûr, vous voulez que l’on vous y emmène ?
- Non merci, c’est gentil, votre amie, Églantine, m'a proposé de le faire.
- Bonne soirée. A demain.
Je raccompagnai F. jusqu'à son logement, il devait y prendre des affaires.
Je me souviens tout particulièrement de ce moment.
 
Il faisait nuit, la neige cédait en murmures sous nos pas. Nous marchions côte à côte lentement. La compagnie solitaire et solidaire sous la lune nous mit en confidence silencieuse. Je regardais mes pieds, les mains dans les poches, un sentiment que je ne connaissais pas  commençait à enfler, l'impression de marcher sous la protection d'un « homme », la prégnance d'être petit, d'avoir une confiance aveugle en ce qui peut arriver. F. aurait été mon père, il n'en aurait pas été autrement. J’aurais aimé pouvoir prendre la main de ce marin, tant qu'il était là je me sentais à l'abri. Il n’y a que dans l’enfance que l’on peut dans n’importe quelle situation se laisser aller à un tel abandon. On n’a même pas à attendre que ça passe, on ne craint rien, on sait que l’autre, ce grand, saura nous éviter tous les soucis. Et tout ça, on n’y pense même pas avec des mots, on en a la conviction. Je gardais la tête baissée en marchant, j’avais l’impression d’avoir rétréci, je ressentais l’envie de garder cette émotion le plus à l'intérieur possible et la peur de son ampleur. Cette relation intense m’était inconnue. "Ce que tu ressens est la vérité…" Oui c'est vrai, je me suis laissé porter dans le courant. Je n’avais peur de rien, ni de ces derniers jours ni de demain, je savais qu'avec lui il était normal d’avoir de la magie dans la vie. Je n'étais plus responsable de rien, la vie ne comptait pas sur moi pour se construire, moi, j’étais petit et accompagné. J’ai décidé avec insouciance de profiter de l'air frais sur mon visage, je me suis essuyé le nez d’un revers de main, j’ai même trouvé que c’était un peu loin. J’ai vérifié en levant la tête : non, le pavillon des Friches était bien à la même place ! C’était un instant de pure émotion. J'ai mis quelques instants à m'en remettre, un peu plus que le temps d’arriver.
 
Pendant que ce marin remplissait son sac, moi je me remplissais du temps passé, des souvenirs superposés qui nous font pousser. Je repris ma taille d’adulte.  Je regardais un tas de nœuds posés sur une table. Il y en avait de toutes sortes, de toutes les matières, bout de lacets, corde à sac, ficelle. J'imaginais le bonhomme assis les bras sur les genoux, la tête attentive aux mains qui forment les fils, je ne pouvais que l’imaginer sur le pont d’un bateau affairé à un amas de filets …
- J’ai déposé deux sacs de pétales sous l’établi de ton atelier.
 Il me fit sursauter.
- Merci...
- Prends un sac ce soir, vides-en le contenu sous le lit de Rose. Si, dans l’après-midi, elle n’est pas levée, fais-en de même avec le deuxième.
- D’accord. Je peux faire quelque chose ? Tu n’as besoin de rien ?
- Merci, de rien… Georges, tu sais... le tableau, il est beau. Viens, on m'attend.
- Oui.
Nous sommes redescendus en silence dans les mêmes confidences.
- À demain F.  
Un marin, la nuit, traversait le parc sous la neige et rejoignait une Caravelle aux lumières rouges, plus loin. Il allait me manquer … Ça faisait longtemps que je n’avais rien mis à la poubelle moi. A la poubelle « manquer » ! Il ne voulait rien dire ce verbe. F. avait sa présence, je le sentais en moi. Je regagnai lentement le salon, et la famille. Alex avait allumé le feu. Il proposa de nous faire des grillades, en décembre ! Il n’y avait que lui pour avoir ce genre d’idée…qui fit quand même l’unanimité. 
- Je vais faire un saut dans mon atelier, on se revoit tout à l’heure.
Ange se leva.
- Je t’accompagne, je voudrais voir où tu en es.
- À tout à l’heure les enfants…
- Ils sont pas un peu grands ces « enfants» , Rose ?
Il fallait toujours que le lémurien pointe son museau, je me demandai si c’était une bonne idée de le laisser avec Grand-Mère. Sitôt dehors, je questionnai ma compagne à propos des enfants.
- C’est une histoire hors normes Georges, encore une, le pays veut ça ! Il y a dans l’hôpital de V, une aile spéciale réservée aux maladies très contagieuses. Cette zone est bâtie en sous-sol pour des raisons de sécurité, mais… il n’y a pas un seul malade à l’intérieur qui soit contagieux.
Il faisait nuit, Ange me tenait la main, elle marchait à reculons en me regardant, nous étions à quelques pas de mon atelier.
- Georges, il y a cinq occupants. Des enfants.
- Pourquoi ?
- Ils sont atteints d’un mal inconnu, aucune référence.  Dans le doute, ils sont en quarantaine.
Nous étions arrivés, j’avais hâte de voir mon tableau. A sa vue, d’emblée, je me retrouvai en pleine montagne avec la sensation d’être à flanc de colline, face à la vallée.
Si je m’étais laissé aller, je me serais assis sur le carrelage comme dans l’herbe haute, j’aurais regardé le plafond me disant que le temps n’était pas couvert et que je pouvais rester là à profiter de la paix environnante. La perception était loin d’être aussi forte qu’avec « La vie en RoseS », évidemment…Rose se tenait bien au-dessus de la nature, mais cette toile était du domaine de l’extraordinaire.
- Et ils ont quoi ces enfants, Ange ?
- Ils sont aveugles. Georges, c’est absolument splendide, incroyable…
-  La vallée est belle, vue d’ici, il faut du temps pour y arriver, quand on y est, on ne regrette pas la marche. Le train arrive, regarde.
Nous étions exactement comme nous l’aurions été, assis sur les hauteurs, Ange avait le regard perdu au loin, près de la gare, elle clignait un peu des yeux sous l’effet du vent d’altitude, elle me parlait en admirant le paysage. Sa tenue n’était pas adaptée à cette balade.
- Aveugle, c’est du déjà vu comme maladie !
- Ce qui l’est moins, c’est qu’apparemment, ils deviennent transparents. Il fait frais non ?
Transparents ? J'avais du mal à encaisser tout d'un coup, peut-être que l'émotion ressentie avec F. m'avait coûté trop de force. Un malaise commençait à me gagner. Je n'avais qu'une envie, m'allonger dans la prairie fraîche…. cette vallée devant moi, visible en mon atelier, le sac de pétales qu’il ne fallait pas que j’oublie en ressortant, ces enfants aveugles qui devenaient transparents… Je fermai les yeux sans savoir ce qui se passait. Mon esprit s’offrit un feu d’artifice :  Rose, un oiseau qui se laissait porter vers le ciel à une vitesse fulgurante, entraîné par les courants ascendants, F. qui marchait la nuit dans la neige, le lémurien traversant le parc…Sans le vouloir, je nous détachai de mon chevalet, la lumière me faisait mal aux yeux. Je m’affalai dans le fauteuil attirant mon oiseau avec moi.
- Georges, ça ne va pas ?
J’entendais, mais de loin… Les images continuaient à défiler, elles s’estompaient petit à petit. Derrière, l’horizon était bleu azur.
 - Georges, tu es la ? Tu m’entends ?
Je n’arrivais pas à situer cette voix, je ne savais pas où j'étais, je ne voyais plus rien. Si, voilà, ça revenait, je volais au surplomb de la vallée, sentais le vent sur mes vêtements, sur mon visage, j’étais léger, emporté. Je n’avais pas peur, je réussissais même à me diriger, monter, redescendre. Je survolais la Villa des Roses, et hop, je me laissais porter par les airs, je me retrouvai au-dessus des toits de l’hôpital. Je tentai d’apercevoir cette aile aux enfants aveugles, je fis plusieurs passages, non, je ne la trouvai pas... Mon vol suivait mon regard, j’allais là où je me voyais aller, à nouveau, au-dessus de ma caverne dans le ciel. Ma cabane, elle, était facile à trouver d’ici. Mais il y avait du changement ! Plutôt une bonne idée cette place devant, et ces bancs faits de troncs d’arbres. Comment a-t-il fait pour couper tout ce bois ? … Il fit plus sombre tout d'un coup… 
- Georges…
-  F. ! Je ne te vois pas.
- C’est normal, ne crains riens, tu n’as rien à craindre.
- Que se passe-t-il ? Je volais, je ne sais plus où je suis, j'ai froid.
- Ce sont tes émotions, elles t’ont fait évader du présent.
- J’étais dans l’atelier…
- La douleur ne s’embarrasse pas de la raison, il te faut de la lumière.
- Je ne vois rien.
- Pense à Marie-Ange, à Rose, à Alex, à ceux qui vibrent à ton art. Pense à l’amour que l’on a pour toi.
Alex, Marie-Ange, Rose... Le rouge s’invita à couvrir le noir. Une variation violente, sans aucune nuance intermédiaire.
- Georges ?
- Marie-Ange, attends…
- Georges ?
- Continue parle…
- Je suis là…
Le brouillard pourpre se dissipa, la lumière revint. L’air pesait des tonnes. J’étais affalé dans le fauteuil. Ange, accroupie près de moi, me tenait la main. Alex tentait de me noyer, avec un linge trempé et glacé.
- Ça va vieux ?
- Fatigué, que s’est-il passé ?
- Tu as tourné de l’œil, Marie-Ange est venue me chercher.
Je savais que ce qui venait d’arriver n’était pas dû à ma vallée. Le tableau était recouvert. F. ! J’avais parlé à F... Il n’était même plus là ! Très péniblement je me redressai.
- Alex, tu peux me dire si le pavillon des Friches est allumé ?
- Ça va pas mieux vieux, qu’est-ce que ça peut t’faire ?
Ange volait à mon secours.
- S’il te plaît, va voir.
- Oui, il est allumé de partout, on dirait un phare dans la nuit.
Je n’avais pas rêvé, je l’avais vu dans mon vol avant de parvenir à la forêt.
- Georges, là il faut qu’on parle mon vieux, ça ne va plus.
- On pourrait peut-être attendre un peu, non ?
Je me remettais doucement, Ange portait un sourire inquiet, une pression sur la main, tout va bien.
- Alex, vous pourriez peut-être en discuter plus tard.
 - OK, vu l’état des participants, je me range à la coalition, mais on prend date, ça ne me plaît pas ce qui arrive. Et toi, Marie-Ange, crois pas que quand je suis arrivé je t’ai pas vue recouvrir le tableau, il a quoi encore ce tableau, c’est quand même pas lui qui…
Voilà, en une fraction de seconde, la vallée fut découverte. Alex reprenait son mimétisme animal. Grand, ébouriffé, bouche ouverte, cou en avant, main sur les hanches, court sur pattes, balancement de la tête…
- Il est absolument incroyable…C'est encore plus…Non…Pas possible... Non Georges, il y a un truc pas normal ici, attends… On distingue la Villa des Roses… Il est dingue ce tableau… C’est pas un tableau, c’est un clone de la vallée.
Ange redescendit le drap devant Alex.
- Tu ne crois pas que tu devrais t’occuper de ton ami, au lieu d’admirer son travail ?
- Primo, c’est toi qui devrais t’occuper de mon ami, il préfère, c’est sûr. Deuxio, on est obligé d’admirer ce travail.
- Tertio ?
- Y’a pas de tertio. Plutôt si, il est absolument dingue ce tableau !
- Oui Alex, c’est dingue, tu as laissé Rose toute seule ?
- Non, je l’ai garée devant l’atelier,… évidemment qu’elle est seule… Je peux pas le revoir je suppose ? … Ah zut, elle doit vachement s’inquiéter, j’y vais… Vous ne vous rendez pas compte tous les deux !!  Et puis vous rappliquez vite fait, je la connais, il faut qu’elle voie son petit-fils préféré.
L’animal se sauva prestement.
- Ce n’est pas le modèle courant ton ami.
- Non, je crains de ne plus l’être tout à fait non plus.
- Je confirme. Ça va ?
- Oui, ça y’est, ça va.
- Tu veux en parler ?
- Cela t’ennuie si je ne préfère pas ?
- Non, si c’est mieux pour toi.
Il valait mieux pour nous que je ne dise rien. Comment lui dire que j’avais survolé la vallée, parlé à F. … Tout garder pour moi. Me relever pour la prendre dans mes bras... Elle me tenait par les hanches, elle devait avoir peur que je tombe. Je pris sa tête dans mes mains, mers doigts en glissière à ses cheveux.
- Ange, il faut que je te dise ce que je n’ai jamais dit à une femme.
- Pourquoi ?
Que répondre à ce pourquoi ?  Et je ne pouvais pas non plus m’en débarrasser, il ne rentrerait pas dans ma poubelle.
- Dis, on dit je t’aime  pour soi ou pour l’autre ?
- Quand on est deux à s’aimer celui qui le dit, le dit pour les deux.
Il y a des mots qui nous délivrent, même s’ils sont à des années lumières de ce qu’ils sont censés dire.
- J’ai senti tout l’amour que tu as pour moi, je t’aime
Je n’avais pas vu qu’il y avait la mer derrière le bleu, un ressac fit couler un peu d’eau salée sur une peau blanche. J’ai serré très fort mon oiseau dans mes bras, longtemps, nous nous sommes balancés debout, lentement, j’avais froid il m’a réchauffé.
En partant, je pris le sac de pétales, nous sommes retournés doucement à la villa. Devant la rose plantée en neige au bas de l’escalier, je pris Ange contre moi.
- Tu as déjà dit je t’aime à un homme ?
Elle me serra sans relever la tête.
- Oui…Je ne savais pas ce que cela voulait dire.
Nous sommes entrés dans la cuisine, j’ai déposé le sac de pétales sur la table, au milieu des autres paquets. Rose est arrivée du salon, elle me saisit les deux mains.
- Georges, mon garçon, tu vas bien ? J’ai eu peur…
- Je suis désolé Rose, rien qu’un étourdissement.
Rose ne croyait pas à mon histoire. Elle savait ma peine. Comme je suis bien tout près de toi Rose, j’ai senti tout ton amour tout à l’heure, je voudrais te forger une armure pour te protéger de ce temps qui te traverse trop vite !
- Je m’en veux Georges, terriblement…
Elle était au bord des larmes, elle me caressait les cheveux doucement, avec une infinie tendresse.
- Non, faut pas, il n’y a pas de faute à aimer.
- Tu as raison mon grand, il n’y a pas de faute à aimer.
Rose tendait un bras ouvert en invitation à Ange. Nous nous sommes serrés, tous les trois, nous mêlant les uns aux autres. J’étais au cœur de ma vie, au centre de l’univers là où tout commence et finit. Jusqu'à ce que…
- Ouais, et moi, personne ne m’aime !
Un animal, plus loin, parlait fort, une brochette dans chaque main. Rose alla le rejoindre.
- Viens mon petit, que je te fasse un câlin.
Alex lui déploya l’immensité de ses bras. Grand-Mère y semblait toute petite.
- Vous avez bien fait de venir Rose, j’ai eu peur que ce soit Georges qui réponde.  Si j’étais pas fiancé, j’me ferais jardinier, parole de lémurien.
 - Ange, je monte me rafraîchir.
 - Dépêche-toi.
Je saisis le sac de pétales au vol et montai directement dans la chambre de Rose. Je les répartis tous sous son lit, comme me l’avait dit F. L’air s’emplit très vite du parfum velouté. Après m’être passé un peu d’eau sur le visage, ne voulant pas m’arrêter sur mon reflet dans le miroir, je crois être redescendu avec lui, j’avais les traits tirés.
A table, les brochettes étaient déjà dans l’assiette. Sans faim, je m’efforçai d’y faire honneur. Bien m’en prit, je me sentis mieux.
 
Alex est vraiment un garçon formidable... D’ailleurs, il n’a aucun problème relationnel, il est accepté par tout le monde, voire même demandé. Dans toutes les fêtes auxquelles j’avais accès grâce à lui, au bout d’une demi-heure, il devenait la vedette de la soirée. Ceux qui ne le connaissaient pas cédaient au charme des premiers échanges. Brillant orateur, très cultivé, très « branché », il savait conquérir ses interlocuteurs. On aurait eu grand tort de le croire superficiel, sous ses airs d’adolescent, il était d’une rare profondeur.
- Alex… On trinque ?
- Tous les deux ?
- Tous les deux !
- Et… En quel honneur ?
- Celui d’être amis.
- Fais gaffe vieux, y’a des témoins… À la tienne… Et à vous, gentes dames qui avez commis l’erreur de ne pas me choisir à la place de ce sentimental sur le retour.
Les jolies femmes souriaient.
 
Rose monta se coucher dès le repas terminé. Nous sommes restés tous les trois, toute lumière éteinte autour du feu de cheminée à échanger. Alex voulait en savoir plus pour la vallée, évidemment.
 
- Je ne sais pas quoi te dire, le tableau est né tout seul sous mes doigts, c’est comme si j’étais en transe, c’est forcément dû à la présence de F.. Mais lui-même n’a pas de mémoire. Il se passe des choses étranges depuis que Rose est rentrée de l’hôpital.
- Georges, ça dépasse l’étrange, on est carrément dans le surnaturel, c’est de la sculpture vivante ton tableau, on le ressent en trois dimensions. Aucun peintre n’est parvenu à ça, aucun n’en a sûrement seulement rêvé. Marie-Ange, dis-le lui.
- Oui Alex, je suis d’accord, nous en avons parlé avec Georges. Les qualités de ce tableau sont autant indéniables qu’irrationnelles.  La seule chose que l’on puisse objectiver, ce sont les effets. Notre vie autour de cette œuvre, ce qui se passe ici, la santé de Rose, tout ce qui nous arrive est heureux, à part le malaise de tout à l’heure.
- Parce que, ça a un rapport ?
- Je ne sais pas, on ne sait pas grand-chose. Ange, dans mon atelier, tout à l’heure, tu m’as dit que les enfants devenaient transparents ?
Je ne me rendis pas compte de ce que je disais. Ange n'eut pas le temps de répondre.
- Oh là, attendez… On freine… On se gare et on met le frein à main avant de couper le moteur. On est reparti pour un nouvel épisode de science fiction ? Ce sont les enfants de Madame Églantine qui deviennent transparents ? Ne me dites pas oui…
- Ce ne sont pas « ses » enfants, ce sont ceux dont elle s’occupe à l’hôpital…
Ange lui répéta ce qu'elle m’avait dit.
- …Ils sont aveugles et leur cécité, apparemment, finit par les rendre transparents. C’est un cas unique qui ne bénéficie d’aucune explication rationnelle. Leur esprit se perd, ces enfants n’ont plus d’émotion pour s’accrocher, toucher la vie, certains deviennent anorexiques, somatisent et certains d’entre eux disparaissent, ils s'absentent petit à petit. Pour l'instant, tout ça n’est connu que de très peu de personnes.
- Tu es sérieuse ?… Oui. Question idiote !
- Nous avons passé, Rose et moi, un long moment avec Églantine en ville. Elle nous a parlé de ces enfants. Au début, ils ne communiquaient pas, mais on les voyait comme tout le monde. Au-delà de la situation extraordinaire qu'elle a dû admettre avec difficulté, elle s’est sentie face à eux devant la même problématique que face au « petit » Georges.
- Face à moi ?
- Oui... Eglantine a été choisie pour développer une relation maternelle, elle essaye de nourrir leurs perceptions pour qu’ils ressentent et qu’ils reprennent leur densité. Elle tente de faire parler leur émotion.
Dès qu’il s’agit d’enfant, Alex reprend toute sa gravité. Il se mit debout, tout d’un coup. Je crus qu’il allait traverser la pièce en courant.
- Mais je sais ce qu’il leur faut !
- Quoi ?
- Il faut que je leur fasse toucher mes glaises. J’y ai mis suffisamment d’empathie pour qu’ils ressentent la vie sous la terre.
- Déjà tenté Alex, Églantine a essayé et même si les pièces qu’elle a apportées n’ont pas les qualités de ton travail, c’est trop tard. Ils ont perdu la source de l’émotion, c’est ce qui les rend transparent. Il faut qu’ils retrouvent le chemin du ressenti, du sentiment en mouvement de la vie.  C'est l’intuition d'Églantine et de l’équipe médicale. Le problème, c’est que maintenant ça commence à faire du bruit, les autorités ne vont pas tarder à prendre cette histoire en mains… Ce ne sont plus des enfants, ils sont devenus des cobayes enfermés dans la même pièce vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On commence à parler de surnaturel…
Alex hochait la tête pour le "surnaturel. Cette dernière phrase resta suspendue dans les airs. Quelque chose allait en tomber sous le sens.
 
Certaines phrases livrent leur secret juste après qu’elles soient prononcées et la magie fait jaillir l’image des mots. Nous avions, tous les trois, pris les chemins qui convergeaient vers la même vallée.
- Non, sans la vue, ils ne percevront rien.
- Pas d’accord vieux ! Devant ta vallée, les yeux fermés, je ressens la caresse du vent, le parfum des fleurs, j’entends, je respire. Il est ahurissant ce tableau. Ça peut marcher.
- Bon, mais alors pourquoi ne pas les sortir en montagne ?
- Il n’est pas question qu’ils aillent à l’extérieur. Ils ont peur de les perdre. C’est pour ça qu’ils les cantonnent en sous-sol, l’accès est réglementé.
- On ne peut pas laisser des enfants vivre comme ça.
Évidemment.
- Bon écoutez, il est tard et je suis vraiment fatigué, voilà ce que je vous propose. Demain, Alex et moi nous irons voir Églantine pour qu’elle nous en dise plus. Nous aviserons en fonction de ce que l’on apprendra. Ange pourras-tu rester avec Rose ?
- Bien sûr, il vaut mieux qu’elle ne soit pas seule.
 
F. m'avait dit que je devais trouver des lettres, pas des enfants. Dans ma tête, quelque part, quelqu’un acquiesçait. Un sentiment confus m'accrochait la pensée et l'empêchait de raisonner, j'avais hâte de découvrir le reste des événements tout en souhaitant retenir le temps.
 
Je n'étais qu'un acteur invité à jouer dans une pièce où l'histoire se déroulait sans avoir été lue auparavant. Je me sentais encore funambule condamné à avancer sur un fil qui s'inventait à chaque pas. Le rideau tomba.
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F.(fiction) épisode 6 :: Commentaires

EPONINE52
Re: F.(fiction) épisode 6
Message 27.09.16 16:21 par EPONINE52
Very Happy Very Happy Very Happy Encore une fois, j'ai adoré me perdre dans l'univers feutré et serein de tes personnages. Dans ce chapitre, on se rend compte que tous les personnages et les situations sont reliés les uns aux autres par un espèce de fil invisible. C'est ce que je pense profondément ! Nous sommes tous reliés par une connectivité étrange mais logique.  On passe du rationnel au fantastique avec beaucoup de naturel, comme si c'était tout à fait normal que Georges, par exemple, sorte de son corps pour faire une sorte de voyage astral ! Tu maîtrises l'intrigue avec grand brio ! J'adoooooore ces enfants qui deviennent transparents parce qu'ils ont perdu leurs émotions et j'suis sûre qu'avec le tableau de Georges, quelque  chose va changer pour eux ! Et puis j'aime aussi la balade très intimiste de Georges et F, le lecteur ne peut être que captivé par ta superbe histoire !! J'ai pris tout mon temps pour la lire et j'suis vraiment contente ! On ressort de tes mots comme d'un sauna, plus léger, c'est la magie de l'écriture et de la lecture aussi en un mot comme en cent mille Nessim CASQUETTE A RAS DE TERRE pour la beauté de ton récit exquis !! toujours accro à tes mots !! bisous et douce fin de journée loin de ce monde décérébré qui peine à rêver !! A bientôt !! flower king geek jocolor cheers cheers cheers
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Re: F.(fiction) épisode 6
Message 13.10.16 20:28 par nessim
EPONINE52

oui, je me dis souvent qu'on se promène dans un "surnaturel" quand je vois la situation de certains devant l'aveuglement d'autres, je plane...je suis proche de paris maintenant...c'est une ville surnaturelle.
tu es tellement entrée dans l'histoire que tu déroule le fil , c'est super:-)))
et sincèrement le sentiment que tu en tire a la lecture est une récompense c'est comme ça que je voulais ce texte, prenant après le dernier mot , merci très beaucoup Christine,  bise
Sortilège
Re: F.(fiction) épisode 6
Message 14.10.16 10:55 par Sortilège
Un appâts d'enfants qui disparaissent et un lémurien qui donne du rythme à cette histoire, ça fait plaisir tes tournures de phrases, je reconnais ce parler-là.
Je continue demain. Bises
avatar
Re: F.(fiction) épisode 6
Message 14.10.16 20:18 par nessim
Merci M'dame Sortilège, la foret deviendrait elle magique? bises
Re: F.(fiction) épisode 6
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F.(fiction) épisode 6

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