Le Fils
La vieille femme était anéantie. Si vieille chaque fois davantage, si vieille et si anéantie toutes les fois. Elle se tenait devant la tombe de son fils. Elle était désemparée comme si elle venait là pour la première fois réalisant que le fils de ses entrailles avait disparu. Réalisant dans la douleur, chaque fois plus présente et nouvelle à la fois, qu’elle ne le verrait plus et qu’il avait terminé sa vie alors qu’elle lui avait survécu, elle, si vieille et si ridée, si morte déjà malgré son corps qui marchait et se nourrissait pour rien.
Chaque fois elle regardait autour d’elle, cherchant dans les yeux de ceux qui l’accompagnaient dans son pèlerinage, la certitude que ce n’était pas lui qui reposait là, et que l’un de ceux qui étaient présent allait s’avancer vers elle et lui dire que c’était une méprise, que ce n’était pas lui, que c’était un homonyme, un malentendu. On allait la prendre par le bras, et lui faire faire un demi tour en lui souriant pour lui faire comprendre qu’elle n’avait rien à faire ici, qu’on l’avait amenée là par erreur. Lui, il allait revenir c’était sûr. Dans son imagination elle le voyait jaillir devant elle, guéri, revenu, sauvé.
Ceux qui la conduisaient dans ce lieu ne restaient jamais longtemps, et jamais assez de temps. Ils la tiraient en arrière par le bras et l’arrachaient à cette douleur où elle voulait entrer et se perdre jusqu’à en mourir.
Elle leur résistait les yeux plissés, tout petits mais contenant toutes les larmes du monde. Des yeux tellement rapetissés avec le temps, comme si à force de perdre l’eau qu’ils laissaient couler, ils avaient séché. Ils ne voyaient presque plus rien, mais cette pierre blanche, nue, et longue elle la voyait ici et partout où elle allait, comme une image imprimée dans ses yeux, qu’elle n’avait plus besoin d’ouvrir pour la voir. Elle regardait tous les autres yeux, cherchant les regards des accompagnateurs, guettant l’étincelle qui désignerait ceux qui faibliraient ou qui montrerait une once de pitié pour lui laisser un peu plus de temps dans ce lieu. Son regard glissait maladroitement de l’un à l’autre, rapidement, désespérée et remplie d’espérance, elle les regardait tous, les accompagnateurs mais aussi les résidents vieux et déchirés. Mais ceux qu’on amenait en même temps qu’elle, avaient tous quelqu’un qu’ils étaient venus voir là dessous.
Les accompagnateurs étaient pressés de finir ce travail pour rentrer chez eux. Les autres se laissaient traîner hagards, parfois inconscients aussi. Ils suivaient le directeur de l’hospice qui les conduisait en autocar. Mais elle, elle ne savait pas ce que les autres ressentaient, elle ne savait même pas qui elle regardait quand elle essayait de voler quelques minutes pour rester avec son fils. Elle le revoyait seulement lui, si grand, si beau, si séduisant avec son sourire dans son costume blanc, elle le voyait et elle disait avec ces yeux à tous ceux qui étaient présents. « Je le vois, vous comprenez ! Il est là mon grand, laissez moi le voir encore un peu. » Mais elle ne rencontrait que le vide, alors c’était la panique. Elle les appelait du plus profond d’elle-même. Ses yeux si petits allaient si vite de l’un à l’autre qu’ils semblaient tracer un chemin visible entre les gens. Mais ils restaient tous insensibles, perdus dans leurs mondes, avec, eux aussi, des doléances envers ce monde qui les avait rendu vieux, abandonnés, délaissés dans la souffrance qui leur avait tout pris, même la vie qu’ils avaient crée. Parfois ils regardaient la pierre blanche et se disait que c’était leur maison puisqu’ils y avaient leurs trésors. Ils pensaient qu’on allait ouvrir la terre pour eux et qu’ils allaient enfin rentrer à la maison et rester avec ceux qu’ils aimaient.
Parfois ils ne se souvenaient d’eux que par le savoir qu’ils avaient existé. Un savoir imprimé comme l’histoire d’une vie sur les pages d’un livre. Une histoire qu’ils connaissaient mais dont ils n’arrivaient plus à tourner les pages pour la relire. Et ils souffraient encore un peu plus de cette mémoire morcelée et assassine. Alors ils se frappaient la poitrine et s’accusaient, ils se seraient damnés pour avoir des souvenirs tout roses et tout frais. Mais c’était toujours le vide noir ou la pierre blanche qui surgissaient, les deux couleurs qui n’en sont pas, et qui narguent le monde des vivants, en habillant les cérémonies d’enterrements.
Elle, toute frêle, toute ratatinée, elle résistait aux bras qui voulaient la tirer vers le car, loin de son enfant. Mais les bras restaient inflexibles, alors dans une ultime tentative elle demandait d’une toute petite voix, si faible qu’on l’entendait à peine, ce qui lui permettait de gagner du temps lorsqu’on se penchait vers elle pour lui faire répéter. – « On ne fait pas une prière ?répétait-elle »-. Et la réponse impersonnelle et froide arrivait à ses oreilles. Alors, comme si cette réponse était impossible, et sûre que ses oreilles l’avaient trompée, elle répétait plus fort, remplie d’espoir dans son cœur de douleur – « on ne fait pas une prière ? » . Mais le couperet glacé descendait sur sa nuque. – « on a déjà prié pour tout le monde tout à l’heure! » Timidement elle repoussait la lame qui lui coupait le cou et refusait de mourir encore une fois. Et même si la voix répétait que c’était déjà fait, elle recommençait à demander – « on ne fait pas une prière ? » – « Une prière pour lui? ». Il fallait qu’on prie pour Lui. Lui, c’était pas tout le monde, c’était pas n’importe qui, c’était son fils, son petit, il fallait qu’on prie pour lui. Ce serait lui envoyer quelque chose là où il était, ce serait faire quelque chose pour lui, pour qu’il sache qu’elle l’aimait et qu’elle pensait à lui, pour qu’il sache qu’elle aimerait être à sa place, et que lui soit entrain de vivre. Oui, il fallait faire une prière pour qu’il vive encore un peu ! Mais sa voix la trahissait, elle avait bien compris qu’il n’y aurait pas d’autre prière. Pas de cadeau pour son fils, rien. Alors elle se laissait emmenée par le directeur pressé de rentrer, et sa tête qui se penchait sur le côté, sur un corps plus affaissé encore qu’à l’arrivée, montrait toute la détresse du monde.
Et le monde, réduit dans cette femme incomprise, trottinait à côté de son bourreau.
On lui aurait donné la lune avec cette prière. On lui aurait donné la tranquillité. Un peu de bonheur qui n’aurait pas coûté bien cher. Un baume sur son cœur brisé et la paix aussi, parce que cette femme qu’on ramenait à l’autobus sans l’écouter, cette femme aux prises avec l’âge et la douleur ne demandait rien qu’une simple prière.
a été publié sur Ipagination en Février 2015